Mots d'ici

01 juillet 2022

Pin maritime

                                                      Pin maritime 

                     Il vivrait, paraît-il, sur le pourtour méditerranéen depuis très longtemps. Moi, je croyais qu'il venait d'ailleurs, qu'il avait supplanté le chêne dont les forêts ont disparu dans le midi. Mais il était déjà présent, une espèce endémique qui ne paye pas de mine, qui peut vivre cinq cents ans. On le trouve partout mais il n'est valorisé en quantité que dans les Landes.

                      Colbert aurait même encouragé la plantation du pinus pinaster, le pin comnun. Dans son projet de création d'une marine nationale l'essence de cet arbre remplaçait avantageusement les produits orientaux de calfatage chers et difficiles à acquérir. De quoi lutter avec la marine anglaise. Décidément ce Colbert, je n'aime pas plus que ça le personnage, avait l'oeil.  

                      Un pin de plusieurs siècles. Je n'imaginais même pas que ça puisse exister jusqu'à ce que mon copain Fançois me prouve un jour le contraire. Il attira ma curiosité en me promettant monts et merveilles si je l'accompagnais dans l'escalade de la Lance. Pour ceux qui ne connaissent pas, la Lance est un contrefort isolé des Alpes au dessus de la plaine du Rhône. Autrefois l'expédition se faisait en deux jours, aujourd'hui quelques heures suffisent aux randonneurs pour franchir les six cents mètres de dénivelée.

                            Nous sommes partis de chez François, c'est le chemin le plus court. De là on gagne par un sentier escarpé des planches où il allait ramasser la lavande sauvage. Son père la récoltait pour la vendre, bien avant que les plants cultivés aient envahi les champs. Plus haut c'est le territoire du hêtre, les fayards et les bouleaux dominent le long d'un sentier de plus en plus étroit et abrupt. Enfin, après un dernier repos on arrive près du sommet dans le fameux bois de pins.

                    Il avait raison. Je ne sais pas par quel miracle ces pins ont poussé et survécu là. Peut-être l'abri d'une haute crête. Ces mastodontes d'arbres rampent sur la pente qu'ils frôlent parfois de leurs branches tourmentées. Les troncs noueux, épais, font penser aux vieux membres épuisés et tordus de vieillards qu'on aurait abandonnés là dans leur dernière demeure. Sous l'écorce éclatée on voyait l'os.

                         Franchir ce bois pentu requiert un bon équilibre. Les pousses tendres auxquelles s'accrocher sont rares. Ces arbres à eux seuls valaient la balade. Quelques souches rongées semblaient avoir près de mille ans, être nées avant que la croisade des Albigeois ne rattache la Provence à la France. François n'en avait cure, il avait rempli on contrat et se pressait d'arriver. Il marchait devant en pestant contre ma lenteur de citadin. Plus haut, près du sommet  on tombait dans des prés à lièvre avant de voir la  plaine.

                     Mais c'est une autre histoire.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                

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24 juin 2022

Rumba

                                                        Rumba

                  C'est un mot venu d'ailleurs mais on peut l'adopter. Le déhanchement aurait été inventé à Cuba et serait passé par l'Espagne avant d'envahir le monde entier de la danse. En fait rumba veut dire fête tout simplement. Ce ne sont pas les pas qui comptent, encore qu'ils soient indispensables, mais l'intention. Le rapprochement est à ce prix. 

                    Rumba c'est frémir. Bouger les arpions au tempo de la musique. Pas tant pour rythmer mais que le mouvement donne du sens. La vraie danse est à ce prix, les démonstrations d'un autre ordre ne sont que des simulacres méprisables. Pas trop vite, on risquerait de casser le fil. Lentement, il faut suivre le son de la basse jusqu'à ce que le corps bascule dans l'oubli. Jusqu'à ce qu'on ne sente plus que la quête du plaisir en suivant l'essence de la musique.

                  De nombreux philosophes ont expliqué ça mieux que moi. De Platon à Deleuze en passant par Nietzshe ils ont recensé les sources de l'enchantement des corps dans la danse. Mais la rumba est unique. Elle bat toutes les autres et je sais pourquoi. Tout est dans le mouvement des hanches. On est deux. On s'accorde et du mitan du corps vient le désir, le plaisir, l'orgasme peut-être.

                       La rumba si ce n'est pas l'amour ça y ressemble furieusement. Evidemment il n'y a pas de lit. Pas besoin. Clèves ou Stendahl c'est ailleurs. Ici les corps ont déjà vécu, on serait plutôt dans un film de Campion ou d'Almodovar, un accomplssement, l'éternité pour celui ou celle qui le vit.

                   Tiens ! Si on pouvait donner un conseil à nos politiques. Quand vous aurez terminé le tour de valse, quand vous serez bien plantés, quand vous aurez laissé notre beau pays s'enfoncer dans l'impasse budgétaire et la pauvreté des plus vulnérables, essayez la rumba.

                        Avec un peu de chance si vous êtes capable de décrocher vous entrerez alors dans un autre monde. Un monde où l'on pleure et où l'on rit, c'est selon. Le monde des vraies gens, celui des filles aux pendants d'oreille et des garçons qui rêvent de les aimer. Pour ceux qui restent la joie ou la tristesse, sincères. En avant la musique. Rumba.  

 

    

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18 juin 2022

Casterino

                                                       Casterino

                            C'est un petit village en haut d'une vallée, juste à l'entrée du parc du Mercantour. La plupart ignoraient son existence jusqu'aux inondations qui ont détruit la Roya et coupé les routes. Celle de Casterino n'a pas été complètement reconstruite et voilà que de nouvelles intempéries ont détruit une partie de ce qui avait avancé. Les journaux du matin en ont fait la une, profitant de l'aubaine et d'équipes de correspondants déjà sur place pour raconter les troubles consécutifs aux ennuis du climat dans un endroit normalement si tranquille.

                         Rien ne désignait Casterino comme épicentre des ravages du temps dans nos contrées et pourtant la route d'accès est toujours inaccessible et les trois hôtels du village sont fermés depuis bientôt deux ans. Depuis ce point de départ de rando la vallée de Merveilles vous tend les bras mais vous pouvez choisir d'aller au mont  Bégo ou de passer la nuit au refuge de la Valmasque. Partout en marchant vous trouverez des inscriptions laissées par les anciens bergers, il y a plusieurs siècles et même à la préhistoire pour les plus anciennes. Ils devaient drôlement s'embêter dans ces montagnes retirées.

                                  Aujourd'hui c'est le contraire, on recherche la solitude ou au moins la tranquillité. Avec ce furieux paradoxe que cette dernière est de moins en moins facile à trouver. Il y a de plus en plus de monde dans des endroits supposés déserts. Si vous allez admirer les Merveilles vous serez obligés d'attendre votre tour pour passer. Il paraît qu'on peut même monter au refuge de Nice en voiture pourvu qu'on loue le véhicule à un gars du coin dûment autorisé. Il n'y a que la route de Casterino qui est toujours coupée.

                            Dommage ! La commune de Tende sur laquelle se trouve le hameau a été rattachée à la France après la guerre, à la suite d'un vote fameux et bien entendu contesté par les Italiens. Si vous voulez tout savoir il vous suffira de consulter les résultats de ce scrutin sur internet. Entre la faillite de Mussolini et la 2ème DB de Leclerc les habitants ont massivement choisi le rattachement. C'était trop facile, heureusement on n'a pas fait voter toutes les vallées. Il paraît qu'à cet endroit ils parlaient un genre de niçois qui ressemblait assez peu à la langue de Dante.

                                    Espérons que la route de Casterino sera définitivement rétablie d'ici le 14 juillet. Autrefois à cette date c'était une autre merveille. Des centaines de randonneurs envahissaient la vallée en vue d'une balade. Certains dormaient dans un des trois hôtels, la plupart bivouaquaient. La nuit tombée toute la montagne s'illuminait des feux de bois allumés par les campeurs, comme si un sortilège commun reliait le monde vivant des montagnards à celui des bergers qui avaient hanté ce site à la préhistire.

                               Cet usage merveilleux vécut longtemps. De la découverte des inscriptions jusqu'à la fin du dernier siècle on entretenait ainsi le mystère du passé. Aujourd'hui c'est impossible. Pour des raisons de sécurité il est interdit d'allumer des feux. La flamme est morte, un peu de mon âme avec elle.

 

 

                       

 

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08 juin 2022

Bécane

                                                      Bicyclette

                         C"est un parolier inspiré qui a remis ce terme à la mode dans le titre d'une chanson. Nous, on disait bécane. Il arrivait certains matins de vacances qu'on parte à vélo à l'aventure en petit groupe, des jeunes du même quartier, histoire de tester nos machines et nos  jambes, de découvrir les villages enfouis au bout des chemins creux. Parfois Marie-Claude nous acompagnait, un peu comme la fille du facteur dans la chanson.

                             Certains parmi nous avaient des bicyclettes récentes, je veux dire fabriquées après la guerre, mais la plupart roulaient avec la machine de leurs parents. Le changement de vitesse était inconnu et le fer pesant. De  vrais clous. Personnellement je profitais du vélo de mon père lorsqu'il avait la flemme de monter la côte qui le menait au bureau. Une véritable antiquité qui devait dater de la génération du film de Tati Jour de Fête. C'était du solide, rien ne nous aurait empêchés de rouler à notre guise et les freins n'avaient besoin d'aucune révision.

                            Le coup de pédale de Marie-Claude valait les nôtres. Elle roulait devant aussi souvent qu'à son tour avec une facilité qui nous épatait. Elle n'était pas fille de facteur mais les mollets que découvrait sa jupe au vent les valaient. Nous étions tous amoureux d'elle sur les chemins. Le premier qui oserait prendrait le premier baiser de Marie-Claude. Et dire que nous n'osions pas demander. A tour de rôle nous étions émus par les cuisses blondes de fille bientôt pubère que la course du vélo dévoilait et nous pédalions à toute force pour nous montrer fringants quand il aurait suffi de parler.

                          Les parents de Marie-Claude étaient des libéraux. Son père travaillait à l'usine d'aviation et la famille venait d'une grande ville. Elle se promenait librement quand les autres filles de notre petite ville étaient cantonnées autour des maisons. Les femmes venaient à peine d'obtenir le droit de vote. La société évoluait doucement. Nous n'étions pas si nombreux et on n'avait pas encore construit les usines pour fabriqer les vélos en alu en attendant le carbone et les dérailleurs à 27 vitesses.                                                                                                                                                                                                                                          Nos bécanes suffisaient. Au bout de la route des châtaigniers on trouvait le hameau de Lissac, Une placette entourée de trois maisons, un estaminet, à coté la mairie servait aussi d'école. Les paysans heureux de voir du monde distribuaient de l'eau fraîche et proposaient un casse croûte. On avait tout le temps. Sur le chemin du retour Marie-Claude passait devant. Nous n'osions pas la dépasser. On suivait la rondeur de ses cuisses sous la blouse en espérant un coup de vent.

                        Parfois il arrivait. L'orage grondait. Un jour on oserait tenter l'amour au temps des bécanes.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                   

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29 mai 2022

Baleine

                                                      Baleine

              Autrefois, il n'y a pas si longtemps, on allait encore aux baleines. Il y a beaucoup de récits et de livres sur cette période, mais personne n'a jamais dit ce qu'elles en pensaient les baleines. On s'étendait sur la souffrance des hommes, le froid de Terre Neuve, les pièges des harpons emmêlés, et on regardait la chair et l'huile comme une sorte de tribut que nous aurait versé la nature. Il fallut attendre Moby Dick pour avoir enfn un signal de révolte, le début de la révolution des baleines.

                 Après un temps d'observation, quelques dizaines d'années quand même, aujourd'hui on peut dire qu'on les aime. On étudie leurs chants au lieu de les bouffer. On s'extasie devant la taille des dernières baleines bleues, on compte les cachalots au large du pôle. Il n'y a que les Japonais qui se montrent insensibles au charme. Mais comment peut-on être Japonais ? D'accord! Il y a bien des orques qui mangent des cachalots mais c'est la faute à la nature. Rien ne nous oblige à les imiter.

              Un autre qui n'a rien compris au respect des espèces comme à celui des nations, c'est le dictateur des pays de l'Est. Alors que chacun comptait sur l'ordre du commerce mondial et la paix dans les échoppes voilà qu'il se met à piller et brûler comme aux plus beaux jours d'un autre siècle. Il faut dire qu'on a tout fait pour lui laisser croire que l'impunité est la récompense de l'audace. Le Kazakhstan, la Géorgie ou les Tchetchènes valent bien un échec en Afghanistan sans que nul ne bronche.

                  Cette fois il s'attaque à la démocratie en Ukraine en attendant, peut-être, d'aller plus loin. Effrayé, l'Occident réagit. Mieux vaut tard que jamais. Les défenseurs des régimes autoritaires ont fait profil bas dans un premier temps en attendant de prêcher un compromis de territoire. La question avec les dictateurs c'est qu'ils ne veulent discuter que de la reddition de leurs ennemis, un peu comme autrefois on terrassait les baleines. En attendant ils bombardent et détruisent sans nuances.

               Mis à part chasser les soldats Russes hors de Crimée je ne vois pas ce qu'on peut faire. Rude tâche. La mondialisation a du plomb dans l'aile. La démocratie revient cher, surtout aux Ukrainiens. Le pire des régimes à l'exception de tous les autres. Mieux vaut ça que la photo du dictateur ou de son frère dans les mairies.

                    Sinon selon Paul Fort y aurait plus de baleines.           

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21 mai 2022

Balance

                                                       Balance

             ô balances sentimentales, disait le poète. On pense à l'amour, à l'un, à l'une, c'est selon. Le tout c'est de ne pas oublier de vivre. A trop rêvasser on passe à côté. Aujourd'ui la mode consiste à se balancer entre les branches dans des parcours aménagés. On les invente pour les écoliers mais les parents sont ravis de les accompagner. Moi je m'balance, chantait un air connu.

             Il est bien fini le temps où Offenbach poussait l'escarpolette pour mieux se balancer. On ne rigole plus. Dans cette société bloquée la seule balance qui vaille est celle de la justice bien qu'on ne sache pas trop si elle parvient à peser les âmes. Moins glorieuse la balance du confident du policier sert aussi la justice en toute discrétion. Laquelle est la plus utile ? Mieux vaut ne pas choisir. Les juges ne sont que des hommes en proie aux faiblesses de leur époque.

                Sévère mais juste, c'est l'apparence de la nouvelle première ministre. On s'en sort bien, son mentor balançait  avec une adepte de la manif pour tous. Si ça se trouve elle vaut mieux que lui. Décidément ce président est aussi versatile que brillant. On ne peut pas lui faire confiance. Madame Borne est déjà critiquée avant d'avoir commencé. Balancer des reproches sur des suppositions, un sport bien français autant que superflu. Je trouve que cette femme a un sourire agréable. C'est déjà ça. A elle de nous prouver le reste.

             Finalement balance est un mot bien commode pour parler de tout et de rien. Tiens ce matin on parle de balancer un ministre. Il va s'accrocher, on ne sait pas s'il va tenir. Ce qui est étrange dans ces affaires c'est qu'elles sortent au dernier moment, ce qui les rend suspectes. Qui croire ? Après avoir accusé à tort le maire de Toulouse victime d'une machination on devient méfiant. De quel côté tombera le fléau de la balance ?

             Il y a des jours où l'on n'a pas envie d'être juge. 

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12 mai 2022

Aurillac

                                                                   AURILLAC

 

            C'est un endroit où l'on passe à dessein, rarement par hasard. Et pourtant la préfecture du Cantal est enclavée, enserréee dans les terres au sud du Massif Central. On s'y rend avec un bon motif, résidence ou famille, plus rarement de maigres affaires, ou alors c'est que les pas de vacancier désoeuvré vous ont mené là sans que vous sachiez vraiment pourquoi.

           En fait si je vous parle d'Aurillac c'est à cause de la météo. Pensez donc! Qu'il pleuve ou fasse beau ailleurs, qu'il vente ou que la nature explose dans les Charentes, que grésil ou ciel clément égaye votre paysage, la plupart du temps le point le plus froid du territoire indique Aurillac commme une évidence, sans même s'attarder sur ce coin perdu au milieu de la France où la plupart d'entre nous ne mettront jamais les pieds.

             Ils ont tort. J'ai vécu deux ans à Aurillac, c'est un endroit charmant. Si vous avez une mauvaise impression à cause des bulletins météo chassez-la, c'est une sensation largement compensée par l'authenticité des lieux. La population augmente  à peine, on vit tranquille, les déformations du stress et de la mondialisation semblent mettre plus de temps à arriver.

               On est sur les marges de l'occitanie. J'ai passé là deux ans en pension au lycée Duclaux à une époque où c'était le seul établissement de garçons. 5ème et 4ème, quoiqu'on prétende, sur les oublis de la pré-adolescence, je garde de cette période de pensionnat des souvenirs très précis. En particulier ce jour de colle un dimanche en juin que nous sommes allés passer au stade municipal. Impossible de rester dans la piscine tant l'eau était froide et pourtant elle vous appelait.

                 Nous n'étions que la maigre classe des collés du dimanche. Les habitants ne sont pas fous, Ils viennent plus tard quand l'atmosphère s'est réchauffée. Plus haut, j'entendais les deux meilleurs joueurs de tennis alllemands s'entraîner dans un stage à leur mesure sans souffrir dans l'air glacé. Le froid portait les sons au-delà des limites du stade. Curieusement il faisait bon et on se sentait bien. Un moment béni des dieux; 

                       Un dimanche de juin à Aurillac. La météo a oublié de dire comme c'est beau et rare.

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23 septembre 2021

Grenouille

                                                       Vive le roi

                       "La gent marécageuse, fort sotte et fort peureuse" 

                  C'est un drame à trois personnages. Le peuple grenouille, le dieu romain Jupin, les rois. Sur les bords d'une mare on ressent tous la même chose, quoi! Un peu de commisération pour ces pauvres animaux prisonniers de quelques mètres d'eau croupie. Il faut attendre que le dernier curieux ait disparu pour que la dame aux grandes cannes daigne se jucher sur une feuille, au bord, dans l'espoir de gober une mouche.       

                    Autrefois nous mangions les grenouilles. L'habitude se perd d'aller pêcher la nuit au bord des étangs. Ce sport est à la fois cruel et stupide et de toutes façons il y en a de moins en moins. Il semble pourtant que les supermarchés vendent aux amateurs des cuisses de grenouilles venues des pays de l'Est. Mais que font les associations? La souffrance des batraciens  en vaut bien d'autres. Laissons en paix les anoures, c'est paraît-il le nom de cette espèce. Anoures, à la fois savoureux et poétique. 

                       Surtout l'image des grenouilles peut servir à  bien des usages. Par exemple l'abondance des candidats à une sinécure fait penser à la multiplication des tétards dans une mare trop étroite. Parfois plus de dix postulants pour un poste. Heureusement il y a peu d'élus même si on a parfois l'impression que c'est encore trop, ça grouille. Résultat la grenouille a mauvaise réputation en particulier dans les bénitiers.  

                             Il paraît qu'un jour le peuple des grenouilles organisa une grande réunion de son assemblée fâchée des désordres de la démocratie. On fit une belle fête, on se gava de mouches et l'on but autre chose que de l'eau. Voilà qu'à la fin le peuple délibéra et s'accorda pour demander un roi. Sitôt dit sitôt fait, après quelques déboires de fabuliste le ciel leur envoya une grue qui les goba. Trop tard pour protester, il fallut bien s'y faire d'être croqué.

                  Quand les hommes commencent à raisonner comme les peureux et les sots qu'ils ne se plaignent pas du mauvais sort.

                                

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20 septembre 2021

Poème d'amour

      Ce poème conclut une œuvre éditée par ailleurs sous le titre Dernières Lettres Portugaises.

    Une ancienne religieuse se désole sur la dépouille de son amant enseveli près d’une abbaye en Provence. La forme de cette chanson de six strophes est inspirée librement de l’hommage amoureux de la Sestina rédigé par Scipione Gabrielli à la demande d’un prince en 1608 et mis en musique par Monteverdi.  Lagrime d'amante al sepolcro dell'amata

 

                     à  Montmajour

 

               Mon bien-aimé gît en terre glacée et je frappe l’air de mes cris, à tous vents, sur les fleuves et la campagne vide. Je songe à faire de ces blocs mon lit de deuil à son côté. Sur le sein de mon amour, sa tendre poitrine, je reposerais à jamais. Verra-t-on le soleil illuminer la nuit, la lune resplendir au beau milieu du jour, avant que je ne me lasse d’exalter le souvenir de nos soupirs, loin de ce triste lieu où ils ont été anéantis dans les cendres?

              Dépouille réduite en poussière, tombe rapace. Me voici ! Mon beau soleil, mon ciel en ce monde, avec toi mon cœur s’enferme à jamais au sein des pierres. Hélas ! Ce refuge est propice aux larmes désespérées, je ne les retiens plus. De jour comme de nuit dans le feu de l’enfer, je vivrai tourmentée par ta mémoire.

           Dans la solitude des alyscamps entre ces bois de chênes verts, les pleurs d’une pauvre veuve ruissellent. Nymphes et Dryades sont les seuls témoins de mon malheur, elles chantent sous les rameaux pour consoler mon immense tristesse.  Je crois deviner dans le souffle des vents leurs murmures concertés pour célébrer les mérites du beau Gabriel, trop tôt disparu.

             Mon amant, ton sourire charmant, ton regard infiniment bleu, la douce toison de ta poitrine accueillante, vont disparaître à jamais parmi les pierres. Le destin envieux qui nous a pris ces charmes ensevelit ta beauté perdue parmi les tombes. Ah ! Muses ! Si vous êtes ici gémissez avec moi, partagez mes larmes !

            Que la terre et le ciel, que les cieux tourmentés, bourrasques, orages et tempêtes, rapportent à toute heure le récit de l’injuste trépas de Gabriel, qu’on entende jusqu’à la mer la plainte de l’amour enseveli dans les sépulcres glacés de Montmajour.

              A la fin, que cette nature sereine de bois et de champs redevienne elle-même, pour nous donner la paix. Vienne le temps où le désespoir cède la place au chant de la vie. Paix à toi, mon amant je t’en prie. Cette terre s’honore avec moi de l’amour que tu nous as porté.            

 

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07 septembre 2021

Ecolier

                                              En sortant de l'école

             Rage! En cette rentrée des classes  je lis dans les titres du Monde le mot à la mode: learning. L'apprentissage on ne connaît plus ou alors ce serait si long à écrire ou prononcer qu'on se paie un anglicisme. Learning, je ne sais pas ce que vous en pensez, moi je suis ulcéré. Ces emprunts inconsidérés vont-ils finir ? Ce n'est pas grand chose ! On en a vu bien d'autres ! Certes. Mais qu'un journaleux essaie d'attirer l'attention par un tour de langue pareil n'est innocent qu'en appparence. Je suis persuagé qu'il accompagne ainsi l'abaissement de l'usage du langage correct...et qu'il le sait. D'accord, vu l'état de l'enseignement on n'est plus à ça près...Mais si! Justement!  

            Sincèrement je me demande quelles images de leur rentrée les galopins d'aujourdhui conserveront dans vingt ou trente ans et jusqu'à la fin ? Le souvenir du mal au dos en raison d'un sac trop lourd qui dépassait tant leurs maigres épaules qu'il leur faisait une silhouette ridicule. Le désarroi de leur parents collés à la grille de la cour avant de les abandonner à leur tas de fournitures scolaires aussi obligatoires que parfois inutiles. Rien d'autre à retenir? Pas grand chose de sensible dans tous les cas.

            La nostalgie n'est pas de mise, je veux bien le croire. Impossible pourtant d'oublier la tenue sévère des institutrices  d'autrefois, parfois la blouse grise que le maître endossait pour éviter la poussière de craie. Il ressemblait ainsi à ses élèves venus apprendre la lecture à pied, en galoches, culottes courtes sur les genoux et béret de rigueur. Comme on était loin des files de voiture qui font la queue chaque matin pour larguer les élèves devant la grille des cours élémentaires. La classe sentait bon l'anthracite ou le hêtre qui brûlait dans le poêle, les pupitres en bois égratignés ou tachés servaient des générations de potaches. Le maître remplissait à la main les encriers en céramique. On s'appliquait tous les jours sur la copie à la plume sergent-major pour obtenir une écriture parfaite. 

               La vieille école a disparu. Il n'en reste que les murs parfois abandonnés au beau milieu des villages et des quartiers, reconnaissables à l'inscription de leur fronton: "filles" "garçons". Ce ne serait pas si grave si l'état des lieux ne s'accompagnait pas de la fâcheuse impression que l'application et le désir d'apprendre passent trop souvent à la trappe avec les vieux murs. Les ordinateurs contiennent des tas d'informations mais n'apprennent pas l'écriture cursive aux enfants des banlieues. Des connaissances sans doute inutiles puisqu'on les baigne dans le learning cher à notre journaliste. Un peu avant la suppression de la méthode alphabétique pour apprendre la lecture a donné les  résultats qu'on connaît : des générations d'élèves perdus pour la grammaire et l'orthographe. Ne parions pas que le learning aura des effets aussi pervers sur les enfants les plus vulnérables, c'est fait. Sur leurs bureaux en bois mélaminé comment les élèves pourraient-ils apprendre l'humanisme des sentiments chaleureux de préférence à la sécheresse des jeux vidéos ? 

               Le jeudi l'instituteur nous passait des films de Charlot avant de surveiller le goûter. A la sortie de notre vieille école élémentaire tous (ou presque) savaient lire et compter. Une moisson commune de souvenirs et de connaissances rapprochait chacun de l'égalité.  

                Learning. Je n'ai rien contre le progrès mais faut-il tant changer ?  Qui en paiera le prix? les pots cassés? 

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01 septembre 2021

Cigale

                                                        Stridence d'amour

                 Ouf! En quelques jours les éclats stridents des cigales se sont tus. C'est la fin de l'été, les cymbales de l'insecte ne résonnent plus sur les branches dépeuplées. Paix! La sieste des humains désoeuvrés par la canicule peut enfin reprendre dans la sérénité. Contrairement à la fable la cigale ne meurt pas de faim, sa vie finit irrémédiablement après l'amour. Quand on y pense ça fait froid dans le dos. Si un tel sort nous menaçait nul n'oserait plus se mettre au lit. L'aptitude des humains à faire l'amour pour leur seul plaisir est un grand privilège. Pensez, vous l'ignorez peut être, que la larve de la cigale a attendu dix ans sous la terre avant d'éclore pour une seule et unique copulation. Et encore faut-il que le mâle se fasse connaître par son lancinant charivari avant d'aboutir enfin puis disparaître. Sort cruel pour un dernier chant ! 

                  Quel insupportable tapage! On l'appelle chant mais c'est une erreur. La stridulation monotone dure de la pointe du jour jusqu'aux premières ombres du soir. Par temps de fortes chaleurs, des dizaines d'individus, parfois davantage, amplifient si fort leurs cris-cris qu'on s'en boucherait les oreilles. Par respect pour le rythme naturel des espèces nul n'ose entreprendre de s'en débarrasser. J'ai quand même appris que dans la bonne ville d'Aix un quidam séditieux peu scrupuleux aurait assigné en justice son maire, coupable à ses yeux de complaisance pour avoir laissé l'insecte proliférer en dessous de ses fenêtres. Ses voisins avisés se tordent encore de rire quand ils croisent en ville cet individu ridicule.

                         Un bruit chasse l'autre. Rien de perdu en cette fin d'été les politiques sortent du bois à grand fracas, abreuvent les citoyens de leurs bravades, forfanteries et autres chamailles. De loin leur ramage n'est guère plaisant, comme si eux aussi grimpaient aux arbres. C'est à celui qui trouvera le bon mot ou la formule idéale pour séduire le citoyen. Le tintamarre est d'autant plus élevé que la pauvreté des idées et l'incapacité d'agir ou de s'entendre apparaissent au grand jour. Heureusement les électeurs ne sont pas des femellles de l'espèce cigale, ils ne se laissent pas prendre aussi facilement. Par dépit une partie d'entre eux serait même capable d'envoyer les dirigeants trop orgueillleux méditer longuement sous terre, comme des insectes. Le destin de leur peuple s'en porterait-il plus mal ? Je me le demande.

                   Ah! S'il n'y avait pas les journées d'été que deviendraient les partis en cette saison ? A ceux qui s'étonnaient il y a 25 siècles de le croiser la lanterne allumée en plein soleil Diogène de Sinope répondait dit-on : "je cherche un homme".

               Ce jour, au pays des lumières on cherche encore...des hommes vrais et la démocratie ? Une si longue attente, ce n'est guère rassurant.

 

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24 août 2021

Inventaire

                                                    Sur les galets 

                   Vu sur les galets à Nice, une bouée avec planche en mousse, surf à voile et voile sans surf, combi en caoutchouc, deux palmes, masque et tuba, pédiluve de plastique pour tremper bébé, des lunettes de bain de toutes les couleurs, chaussures de plage à la pelle, parasols uniformes sans uniforme, huiles solaires,... et trois baigneurs.

                 Sous les corps étendus, serviettes blanches ou de couleur, de toutes sortes de couleurs, neuves, effilochées, confortables pour les postérieurs charnus, dures pour les fesses maigres, et de toutes les tailles et qualités de tissu, des draps si immenses que tout le monde voit quand vous changez de culotte, ou de si petits linges qu'on peut subodorer la taille des seins des dames quand elles croient les cacher,... et dix baigneurs.

                 Chacun son sac! On ne va pas à la plage sans sac je vous le demande? Paniers d'osiers ou de rafia, tarabiscotage de tissu chic estampillé, c'est de la marque, parfois de l'imitation Import-Asie, genre croco ou simili, grand sac de toile noire pour les familles, écru pour ceux qui n'ont pas peur de salir, sac carré à armatures pour costauds qui portent du lourd, sacs sans autre forme que celui du linge qu'il contient pour les gens simples, sacs sans autre forme de procès. Quoi, ça suffit!...et cent baigneurs.          

                   Et des maillots. Ah, les maillots! Comment la mode peut-elle concocter tant de sortes de vêture avec aussi peu de matière? Mystère! String ou brésilien pour les corps parfaits et les fesses rebondies ce n'est vraiment pas grand chose, deux pièces ou une pièce avec volants ou sans volants, option dentelle haut ou bas, ou les deux c'est au choix, parfois le haut découvert pour le plaisir de la caresse du soleil. Pour les messieurs c'est plus simple le maillot qui moule le sexe ou son contraire plus flou, le demi-pantalon qui descend jusqu'àu genou et tous les intermédiaires, c'est selon les abdos devenus ventrus et le bon goût des porteurs de maillots,... et mille baigneurs.    

                   On compte tout ce qui reste sur la plage entre les galets. Un, deux, trois mégots, les papiers de bonbons des enfants négligents, près de la rive le mouchoir en papier trempé de leurs parents, un galet creux brulé de cigarettes, une tache de mazout, un bois poli par l'eau, un tesson, un pied de chaise tordu, un lacet embrouillé, boucle de ceinture cassée, touffe de poils, crotte vers le creux du mur où le même chien a pissé pendant la nuit, charbon de bois c'est interdit, miettes de pain bagnat, miettes de thon de pain bagnat, chutes de pissaladière, reliefs de socca à la niçoise,... et cent mille baigneurs. 

                     En août à Nice sous les galets, dans la mer des poissons étonnés.

     

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16 août 2021

Fiasco

                                               Le grand effondrement 

                       Fiascos. On doit l'écrire au pluriel tant se multiplient en ce milieu de l'été les signaux des bouleversements à venir. Les prémices du monde tel qu'il ne sera plus. A l'origine dans l'Italie du Nord ce mot désignait un simple flacon. Un comédien sans succès voulut utiliser une banale bouteille de vin pour pimenter sa comédie et rata si bien le coup que le public le hua. Son histoire fit la joie des rieurs, tant et si bien que son échec passa à la postérité avec ce mot plaisant. Séduite la France l'a adopté. Dans l'actualité c'est carrément la déroute.

                     Fiasco de Joe Biden et de la politique internationale. Même les Talibans ébahis n'y croient pas. Le régime qui devait servir de rempart au retour des seigneurs de la guerre à Kaboul s'est effondré en moins de huit jours. Sur place le président a disparu et tout ce qui compte se retrouve à l'aéroport dans un sauve qui peut général. Bientôt il ne restera plus dans les rues que des barbares en armes, des femmes voilées et des enfants privés d'école. La religion féodale a ses exigences. A la décharge de Joe Biden qu'on aime bien par ailleurs, il faut reconnaître que ses prédécesseurs ont pris tout leur temps pour miner le terrain en soutenant un régime discrédité. Il n'en restera qu'un exemple sinistre pour les dictateurs en herbe.           

                  Fiasco du côté du climat. A quelques jours près l'agence onusienne du Giec annonce l'accélération des dommages subis par la planète et l'imminence de l'aggravation des catastrophes naturelles, incendies, inondations, montée des eaux,... Il n'empêche la pollution poursuit son oeuvre. Par quarante degrés et parfois davantage la France, pour ne parler que d'elle, compte sur ses routes vers la mer plus de 1000 km de bouchons chaque samedi du mois d'août. De la Méditerranée dont le même office annonce que ses eaux sont les plus polluées du monde nul ne s'inquiète. Tout continue comme avant. On n'attend rien. La Mare nostrum des Romains est une mer intérieure pour les pays qui la bordent. Dans dix ans à peine notre piscine favorite sera stérilisée par les rejets de plastiques annonce le Giec. Mais où se baignera t-on ? Fiasco !                          

                     Fiasco de la démocratie. La libre circulation des personnes et des idées est anéantie dans de nombreuses régions du monde. Des dictateurs d'opérette de plus en plus nombreux arrivés au faite du pouvoir s'arrogent le droit de piller leurs peuples et leurs territoires. Leurs sujets n'ont rien à dire. Inaugurant le bal des hypocrites le Premier Ministre de l'immense pays-continent noyé sous les eaux quand il ne brûle pas, l'Australie, déclare sans hésiter qu'il en a déjà trop fait pour sauver les hommes et le climat.  L'Europe pas en reste accepte sans la moindre sanction la mise au pas du pouvoir judiciaire de plusieurs de ses membres, l'abaissement du droit des femmes, ou l'intrusion de la religion dans la vie privée des familles.

             Des atteintes à la liberté d'expression la France qui manifeste en sait quelque chose: tout est entrepris pour empêcher ou à défaut contrôler les cortèges. On ne sait comment finiront les outrages sournois au droit de penser. Quand un homme seul décide de tout le pouvoir personnel n'est pas loin. 

                      A cette allure demain nous serons tous des Afghans. Fiasco ! La planète ne s'en portera pas mieux.     

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13 août 2021

Breloque

                                                          Une forme olympique.

               Ça y est! Ils ont réussi! Après cinq ans d'attente le gouvernement japonais est enfin parvenu à organiser la rencontre olympique sur son archipel. Sans public il fallait le faire. Une question de prestige paraît-il. Le déficit, forcément élevé dans ses conditions, on n'en parle plus. Ne pas parler des choses qui fâchent, le peuple japonais paiera. Le prix des installations surdimentionnées, le coût du bétonnage de quelques hectares de rizière dans un pays qui manque cruellement d'espaces naturels ? On ne va pas tout arrêter sous prétexte que la Californie brûle en même temps que la Grèce, que la Sibérie est en braise et que la surface de la barrière de corail a diminué de moitié en dix ans. Les ministres japonais affichent une forme olympique.

               Dans l'ancien français battre la breloque signifiait perdre la raison. En écoutant nos propres ministres compter les médailles on peut se poser la question, à les entendre on croirait presque que c'est eux qui les ont gagnés ces colifichets. Dans les sports d'équipe c'est exactement formidable. Les sportifs d'une nation dont les dirigeants prônent les vertus de l'individualisme ont montré au contraire avec talent que l'esprit collectif, la solidarité, le partage conduisent leurs équipes jusqu'aux plus hauts sommets. A contresens des idéologues de l'élite égoiste, les performances et les récompenses obtenues dans les disciplines chéries des responsables de l'olympisme hexagonal se réduisent à pas grand chose, pour ainsi dire rien. Un seul podium, l'athlétisme français a disparu des radars médiatiques. 

               D'accord. Il faut bien admettre que tous ces sportifs de haut niveau engagés depuis de nombreuses années pour atteindre l'excellence méritaient de n'être pas oubliés quels que soient leurs résultats. Leur participation cent fois méritée, complètement légitime, ne souffre pas la moindre contestation. Hélas ils n'ont pas tous le bonheur d'être élus. C'est là que bât blesse les nations sportives. Faut-il organiser tous les quatre ans des cérémonies olympiques aussi fastueuses que coûteuses pour s'affirmer au rang des nations et faire connaître les meilleurs athlètes ou serait-il préférable de se consacrer davantage à développer l'esprit d'équipe sportif dans les quartiers et les villages ? Je suggère que ce choix appartiennne à ceux qui pratiquent une discipline plutôt qu'à ceux qui les regardent ou pire à ceux qui les utilisent à leurs fins électorales. 

              Les responsables du sport dans nos pays ont déjà choisi les jeux de Paris. Ils sont prêts, comme en 1870 ils déclarent à gogo qu'il ne manquera pas un bouton de guêtre. Bien entendu les budgets seront dépassés mais il ne faut pas le dire. Après l'épidémie comment imaginer que toute la planète se retrouvera sans peine dans la capitale française, même sans la Covid des déficits sont à prévoir et ne seront jamais résorbés. Que croyez vous? Il faudra bien héberger tout ce beau monde. On ne va quand même pas sacrifier un espace vert dans une ville qui en manque déjà. Tiens. Juste à côté on a le 93. Un département surpeuplé, harasssé. C'est là que les idéologues ont choisi de construire la piscine olympique sur le dernier terrain vert encore disponibe. Les urbanistes appellent ça une dent creuse entre les immeubles. Jusqu'ici c'était un jardin ouvrier du genre espace partagé convivial. Un sacrifice voué aux célébrités de la performance. Tant pis pour les jardiniers de poireaux s'ils ne passent pas à la télé. Pauvre 93 !

              Contre vents et marées Paris olympique a son lobby dans les hautes sphères. Pas question de renoncer le bon peuple paiera le déficit. "Il ne manquera pas pas un bouton de guêtre..." On sait ce que ça a donné en 70 dans Paris assiégé.         

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10 août 2021

Enfance

                                                            Fillette à la plage.

                      Je m'appelle Francesca. Tous les matins sur la plage de Nice ma mère plante son parasol. Je joue seule avec les vagues près du rivage jusau'à ce que des familles amies arrivent. En principe j'attends les Valantino. Quand je cours sur la plage ma mère dit que je ressemble à une naïade brune trop mince qui aurait oublié de grandir. C'est vrai je n'ai que sept ans, de longs cheveux bruns descendent jusqu'à mon épaule, ma peau est foncée par le soleil, je porte sur le monde du rivage un regard noir de fille de Méditerranée. Je ne tiens pas en place, je cours et roule sur les vagues. 

                     Ouf ! Des amis sont enfin arrivés. De joie je me tortille en dansant, si impatiente que je n'ai même pas mal aux pieds en sautant sur les galets. Ma copine Lamia est beaucoup plus calme, pas parce qu'elle est d'un an plus âgée mais à cause de son caractère. Je suis obligée de la provoquer pour qu'on invente ensemble des figures de sirènes avec la mer. Sa maman nous surveille, une jolie blonde avec une queue de cheval. Sa fille lui ressemble. Tout le contraire de moi cette belle enfant musclée à la peau claire sous le hâle. Chez elles tout est net, elles changent de tenue chaque jour. Avant de les connaître je n'avais qu'un seul maillot une pièce que je gardais la semaine. Maman l'avait acheté exprès trop grand pour le faire durer, il plissait sur mes fesses. Je m'en fichais jusqu'à ce que je voie celui de Lamia, parfaitement ajusté à sa jolie taille avec un soutien gorge pour cacher un léger renflement de sa poitrine. Chez moi rien n'a gonflé, je suis trop jeune. J'ai quand même exigé l'achat d'un maillot deux pièces pour faire semblant d'avoir un début de seins. Le haut est super taillé pour faire croire que ça commence à pousser. Le slip est encore trop grand. C'est vrai j'ai les fesses minces, ou bien elle l'a fait exprès pour le faire durer deux ans. Si j'ai l'air de rien je m'en fiche, je veux surtout être à la hauteur avec Lamia. Un jour moi aussi j'aurai de vrais nénés.  

                     En attendant ma mère ce n'est pas la peine de compter sur elle. Je peux faire ce que je veux sans qu'elle me regarde. Elle s'occupe d'Alessio. Mon petit frère lui prend tout son temps. Assise sous le parasol elle ne peut même pas se lever. Alessio a un an et passe le plus clair de son temps à chercher le sein. On le voit naviguer à quatre pattes entre ses jambes, c'est le plus loin où il ose aller avant de s'agripper sur maman et se hisser jusqu'à sa poitrine. A l'abri elle baisse son bonnet et le laisse téter. Le plus souvent quand je regarde du côté du parasol il s'endort contre elle. Il se réveille pour faire un tour entre ses jambes et recommence. Depuis un an ça ne finit jamais, une moule accrochée à son rocher. Elle aurait dù arrêter de donner le sein mais ils ont l'air si heureux l'un contre l'autre. En les voyant toute la plage fond de bonheur!

                       Mon père ne vient que le dimanche et encore pas chaque fois. ll occupe seul la maison de Gênes. Quand Alessio est né il a acheté l'appartement sur la promenade de Nice pour rester tranquille et s'occuper de sa fabrique de chaussures et de ses salariés. Quand ils en ont parlé j'ai tout entendu. Je faisais semblant de dormir et j'avais laissé la porte de la chambre entr'ouverte. Il a dit qu'il n'avait pas le choix. Pendant les vacances ses concurrents tournaient à plein régime et tentaient de lui piquer les meilleurs clients. Maman a pleuré puis s'est consolée avec Alessio et les copines qu'on retrouve tous les matins sur la plage. Je crois que c'est pour ça qu'elle continue à le faire têter, elle compense.

                       Ça m'arrange. A Nice la plupart du temps je fais ce que je veux. Dans l'appartement je joue avec l'Iphone. L'après midi quand le roi Alessio se réveille elle nous emmène dans la vieille ville manger une glace, à l'italienne bien entendu. On a le choix, c'est fou de voir comment les meilleurs glaciers d'Italie s'installent à Nice. Pour la mer on a la même mais les Gênois ou les Turinois aisés ont l'air de croire que c'est mieux ici. C'est vrai les douches sont gratuites sur la plage mais le reste se ressemble. J'entends les adultes parler comme chez nous, tout fort et en bougeant les mains: "nous sommes cousins, Nice fut longtemps gênoise et le Val d'Aoste est peuplé de Français". Je crois surtout qu'ils aiment se retrouver ici et bavarder entre copains du même monde. Ceux qui ont l'appartement vers la mer.

                     Tiens! Chez les cousins j'ai repéré une famille de blondinets. Deux filles de mon âge et un garçon. Ils ont un ballon et un paddle pour les enfants. Le garçon s'appelle Jacques. Je le trouve grand et beau. Son teint clair est tout le contraire du mien, son regard bleu me transperce. On se parle moitié en français moitié en italien avec les gestes. Ensemble avec Lamia nous avons fait de belles parties de lutte pour attraper le ballon dans l'eau ou monter sur le surf à tour de rôle. Je ne sais pas ce qui s'est passé. J'étais allongée sur la planche quand jacques, ses soeurs l'appellent Jacquou, a essayé de me faire tomber. Nos jambes se sont frôlées, incapable de l'empêcher de monter j'étais toute molle, impossible de bouger. Le surf s'est retourné et on s'est retrouvés les corps emmêlés au milieu des vagues. On riait en sortant de l'eau. En partant j'ai noté son adresse électronique. Pendant la sieste je l'appellerai pour parler entre nous sur la messagerie. C'est drôle. Je n'ai pas encore de seins mais j'ai quand même le droit de rêver que j'embrasse un garçon...

 

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06 août 2021

Les Seynières-10

                                                                       Ch 10. Nuit sur la ferme

 

            Après le dîner Charlotte et Lorelei se retirèrent pour jouer dans leur chambre. Lassées, elles rejoignirent vite leur lit, sans parler.

                                                                    *    *     *             

             Yeux grands ouverts Charlotte pensait à Camille. Plus que trois jours avant la rentrée des classes. Tiens, je vais lui offrir un des fossiles que j’ai trouvés. L’escargot est presque entier, je garderai l’éventail à moitié cassé. Comme ça on aura une pierre souvenir chacun. Dommage qu’il ne puisse pas venir en vacances avec nous. J’aimerais bien retourner aux Seynières, chez Annie pour apprendre le charleston.

              Quand nous serons grands je l’inviterai à partir tous les deux à la recherche de l’île de Robinson. Si on ne la trouve pas on ira s’installer dans un endroit déjà connu, là ou on pourrait vivre un peu seuls, près de la nature. J’imagine que ça ne doit pas être facile d’habiter loin des villes, pourtant Robinson y est bien parvenu pendant près de trente ans. Heureusement il a rencontré Vendredi. Eh bien, dans mon histoire je l’ai presque oublié celui-là ! Il ne fallait pas. Il est important Vendredi. Il connaît les règles de la vie simple perdues par la société. Il apprend à Robinson à regarder ses erreurs avec courage, les étudier, les corriger. En quelque sorte, lui, le sauvage, achève l’éducation de son compagnon.

               Le problème avec ces deux là c’est qu’ils n’ont pas de femme. C’est pour ça qu’à la fin ils sont obligés de quitter l’île, pour retrouver un peu de compagnie. Mais on ne sait pas s’ils se sont mariés. Les filles aussi c’est important.

                Dans le livre de lecture de l’école il y a un extrait du roman de Paul et Virginie.  La maîtresse nous a dit que c’est l’histoire de deux enfants élevés en pleine liberté sur une île. Si j’ai bien compris c’est un roman d’amour. En devenant ados leurs sentiments s’épanouissent. Hélas le destin s’en mêle. Je crains qu’ils  ne soient séparés à  jamais par leurs familles pour des raisons idiotes. Ce n’est pas drôle.

            Je suis contente d’avoir fait la balade avec Jacques, il nous a donné des tas de bonnes idées. On a inventé beaucoup d’histoires marrantes, rencontré de nouveaux amis, visité Paulette. D’après lui c’est bien de partager son temps et ses projets avec d’autres personnes. Quand même, on ne peut pas aimer tout le monde, moi, Lolo et Camille me suffisent. Mes parents ne sont pas au courant pour Camille. Je n’oserai jamais leur demander de l’inviter à la maison. A la fin si c’est pour finir éloignés par nos familles comme dans le roman, je préfèrerais arrêter le temps, ne plus grandir.

               Il faudra que je demande à Jacques si c’est possible de continuer à vivre dans le rêve, comme Peter et Alice. Cette idée fit le bonheur de Charlotte. Songeuse, la tête engourdie de paysages heureux, elle s’endormit.

                                                             *    *    *    

              Lorelei ne trouva pas le sommeil tout de suite. La journée avait été mouvementée et excitante. Les vacances avec Charlotte étaient réussies. Elles ne se disputaient jamais, si l’une d’entre elles voulait rester seule un moment, l’autre respectait ses jeux. Comme à l’école, quand Charlotte était occupée ailleurs Lorelei participait seule aux courses organisées dans la cour. Elle se demanda si elle ne devrait pas se trouver aussi un ami. Mis à part le grand Kevin, si fort et si bête, elle voyait souvent Aurélien qui voulait toujours être dans son équipe, un vrai sportif. Avec Aurélien on pouvait gagner plein de compétitions, enfin il avait de beaux yeux gris, un gris si doux quand il lui parlait ou la regardait qu’elle se sentait parfois troublée. “On verra, se dit elle. Si avoir un amoureux c’est pour faire comme les autres, ce n’est pas la peine.”

              Jacques-la Pompe, curieux le surnom ne refait surface qu’au moment de dormir aux Saux. Jacques donc, avait eu une fameuse idée de les emmener se promener aux Seynières. Une journée pleine de chiens, de chasseurs, de lapins récalcitrants. Par dessus tout ça Paulette, la star des cochons de ferme de Taulignan. C’était presque aussi rigolo de lui rendre visite que d’aller au zoo. Ben oui ! Quoi ! Le zoo ce n’était pas la vraie nature. Même lorsqu’ils avaient de la place les animaux n’étaient pas chez eux. En compagnie de Jacques on examinait le paysage et les cultures, on apprenait un peu l’histoire des lieux où on passait. Lorelei pensa qu’elle était d’accord avec lui, c’était vraiment dommage de ne plus voir d’animaux domestiques paître dans les campagnes. Pire encore constater la disparition des oiseaux sauvages, un vrai crève-cœur.

              Quand je serai majeure je demanderai à papa d’acheter une grande maison avec beaucoup de terrain. J’en ferai un sanctuaire pour les oiseaux. Interdit de chasser. S’il est encore là j’inviterai Jacques-la Pompe. Je ne sais pas si ce sera possible, le pauvre avait l’air fatigué tout à l’heure en rentrant. Mon grand-père était content de le voir, ils ont vécu aux Saux ensemble. Etre mariés à deux sœurs ça leur en fait des souvenirs. Je sais que ma grand-mère invitait souvent la femme de Jacques à Grenoble pour les vacances. Elle m’a dit qu’elle adorait rire, jouait de la guitare. Avant d’être malade elle était presque toujours de bonne humeur. Mes autres tantes sont toujours là, sauf qu’elles ont toutes changé de mari. Je me demande comment c’était les Saux avant, avec toutes ces femmes-sœurs, quand les cousins avaient mon âge. La naissance d’une tribu familiale ? Tant mieux. J’en profite. Je regrette de ne pas avoir connu la première femme de Jacques. Il y a une vieille photo d’elle au dessus de la cheminée dans la cuisine. C’est vrai, elle rit à gorge déployée, pourtant maman m’a dit qu’elle était déjà très malade. Je sais que Jacques pense parfois à elle. Il n’est pas trop triste puisqu’il vient toujours nous voir. J’espère que ça continuera.

                     Epuisée par tant de pensées généreuses, Lorelei s’endormit d’un coup.

                                                               *    *    *

                 Jacques s’éveilla au beau milieu de la nuit. C’était l’heure pendant laquelle il méditait volontiers quand le sommeil l’abandonnait. Au matin il dirait au revoir à sa fille et prendrait le chemin du retour vers son autre vie, ailleurs.

                        La journée de promenade avec les enfants était un fameux remède contre le pessimisme qui le gagnait parfois. Deux témoins innocents et curieux des endroits où ses pas l’avaient si souvent conduit avec bonheur. Une autre façon sans doute de prolonger l’enchantement de ces paysages de vacances. Et puis, comme il n’était pas certain de jamais revenir, il valait mieux en garder la mémoire précieuse. Son cœur lui jouait des tours. Les crises semblaient se rapprocher malgré les propos rassurants des chirurgiens satisfaits des soins qu’ils lui prodiguaient.

                     Il avait déjà dû abandonner les plus difficiles des parcours de montagne qu’il fréquentait. Quand on renonce à une balade on renonce aussi aux amis avec lesquels a coutume de sortir. Il faudrait ajouter la perte des plaisirs de la marche, le goût des efforts partagés, les conversations infinies au rythme des pas, la communauté des repas sur l’herbe quand chacun sort du sac un trésor, saucisson, bouteille, qu’il vous demande de goûter en camarade, renoncer enfin à l’odeur du feu de camp sous les étoiles et, parfois, dans la nuit, à l’étreinte délicieuse d’un cœur solitaire.

                        Il ne regrettait pas vraiment ce qu’il ne pourrait plus accomplir. Il avait déjà tant vécu qu’il s’en fichait. Non ! Ce qui le dérangeait davantage c’est de laisser un monde en désordre aux enfants qui venaient, à Lorelei à Charlotte et  tous les autres. Une sorte de conscience aigüe l’inclinait à penser que c’était tout à fait injuste de partir comme ça, un peu comme s’il fermait un refuge de montagne dans lequel il aurait séjourné sans renouveler la provision de bois, pire en oubliant ses déchets. Sur les traces de René Dumont il avait bien tenté de participer aux actions entreprises pour stopper le pillage de la planète. En vain. Parée des artifices du progrès, la classe dirigeante se montrait incapable de réfréner la course à la production, continuait à favoriser la croissance continue de la population, gage, par le biais de la consommation accrue de biens, de l’augmentation des bénéfices des sociétés tentaculaires dont, soumise, elle accompagnait les profits.

                     Chaque jour démentait ces croyances. Les destructions visibles de cette course dépassée augmentaient sans cesse. Un beau sujet de discours inutiles pour une société qui se morcelait en projets politiques ou religieux de toutes sortes. Les coalitions d’opposants n’avaient rien changé,  vaines comme la plupart des révoltes de croquants autrefois, ces jacqueries dont il portait le nom. On n’a même plus besoin de la guerre pour anéantir et pourtant la guerre est partout, d’abord dans les esprits. La haine devient un comportement à la mode, se dit-il avec dépit. En fin de compte les deux conflits mondiaux n’auraient été que les prémices du pire. Aux luttes de la décolonisation succédaient maintenant une multiplicité de combats entre des communautés, des obédiences, des religions, qui se divisaient en clans voués à se combattre. Chacun revendiquait une parcelle d’influence ou de territoire, allant jusqu’à entreprendre le massacre des innocents comme on l’avait vu en Yougoslavie, au Ruanda. Plus loin, jusqu’en Tibet, Birmanie ou Cachemire la destruction de peuples et de cultures s’exécutait en secret. Comme toujours, dans toutes ces places dangereuses, les civils étaient les victimes de premier rang. Il aurait été curieux de savoir comment, s’il était encore vivant, aurait réagi Dumont le pacifiste engagé contre le conflit en Algérie, devant le déchaînement universel des ressentiments et du fanatisme ?

                 Sans doute aurait-il déclaré que pour n’avoir pas osé établir le bilan sincère des destructions, des drames, des espoirs brisés, des vies anéanties, on ouvrait une voie complaisante à tous les excès des enragés imbéciles prêts à en découdre avec leur voisin. Après les vieilles guerres de l’espace vital, dans les nations des ligues fourbissaient maintenant les armes de la conquête des ressources, de l’eau, des minéraux, ou même des terres agricoles qui venaient à manquer. Certains prétendaient même résoudre les crises alimentaires en cultivant des tomates sur les balcons ou en élevant des cochons dans des appartements.

                 Seul dans son lit étroit, Jacques faillit éclater de rire en pensant à Paulette se baladant dans les étages d’un immeuble avec son allure de princesse des porcs. Son devoir de discrétion envers ses proches parents et enfants l’en empêcha. Calme et sérénité étaient de règle dans ces murs à pareille heure.

                Du coup une figure amie lui revint en mémoire, celle de Desnos dont il avait longtemps admiré les écrits. Il connaissait par cœur ses poèmes d’amour qu’il avait récités dans un cours de théâtre. Un exemple. Il fallait lire le récit de sa vie. L’art français de la guerre, vraiment c’était lui, sans aucun doute. Ce résistant qui, prévenu qu’on venait le saisir, renonça à fuir pour préserver sa compagne des avanies de la gestapo. Arrêté, déporté, voilà un poète qui méritait le nom d’homme. Solidaire jusqu’à mourir reclus, dans un camp perdu au beau milieu de l’Europe.  Fermez le ban !

                Après la disparition de la génération des témoins de la trempe de Desnos, Vercors, René Char ou son ami François, la dignité humaine avait-elle encore un avenir? Sur les chemins de la Lance, des Glières, du Vercors, il était pourtant aisé de repérer les traces de leur combat, leur message. L’honneur de Victor Guillon précédait leurs pas d’hommes libres.

           Ces pensées lui rappelèrent encore la figure admirable de Hans Castorp, le jeune héros de Thomas Mann quand il descend de sa Montagne magique. Imprégné des drames du sanatorium dans lequel il s’est réfugié, côtoyant la mort de ses amis, hanté par celle de son unique amour, il reste pendant sept ans un admirable honnête homme, ingénu par vocation, prêt à partir, tête haute, intact comme au premier jour, avant de partager le sort funeste de la jeunesse européenne sacrifiée dans les tranchées de la première guerre mondiale. Suprême force du récit de Mann, l’incertitude du destin. Jusqu’à la dernière ligne de la dernière page de cette immense histoire, il laisse planer le doute sur sort de son héros. Survivant à  la mitraille ? Libéré de ses hantises par une fin cruelle ? Va savoir… C’est la guerre !

            Car elle rôde sans fin la Camarde. A l’affut elle se rapproche de moi,. Je la vois. Elle finira par m‘avoir puisqu’elle finit toujours par gagner. En attendant si mon cœur flageolant bat encore, je me ferai un plaisir de la narguer jusqu’à la dernière seconde. Sois patiente la mort.. Oublie-moi que je rédige encore ces quelques lignes.

 

 

                                                               Les Seynières (fin)

 

            Au moment même où Jacques triturait ses idées, les Seynières dormaient sous la lune. Immuable, la route étroite, bordée d’herbe verte, serpentait entre quatre maisons et un corps de ferme provençale qui faisaient le charme de ce hameau. S’il est possible que l’architecture des champs, dans la vallée jusqu’aux Saux, ait été tracée de si belle manière une première fois, du temps de la villa de Taulignanus, nul ne s’en souciait. Ceux qui vivaient là, peu nombreux, savouraient les bienfaits de la simplicité qu’ils avaient choisie dans cette  campagne paisible sans se demander si sa durée était assurée.

             Sereine, Annie Lamothe reposait dans sa maison abritée par le grand chêne, attendant la visite prochaine de ses petites filles.

            Un peu plus haut, après le virage de la plus haute des sources, Gilles sommeillait tranquille après avoir prodigué les soins à ses animaux. Avec quelques grognements satisfaits, la panse pleine, Paulette s’était allongée sous son abri dans la paille fraîche.

             Dans la maison des Suisses Grany, courageuse et décidée, berçait son repos solitaire au murmure du ruisseau mélodieux qui coulait sous ses fenêtres.

            Tous trois savaient. Il suffirait qu’une ondée tombe avant l’aube pour qu’au matin l’air, lavé de toutes les impuretés venues de la ville, retrouve un moment la transparence extraordinaire qui faisait qu’en levant les yeux, on se croyait planer ici dans un monde impérissable. Pour que les parfums de lavande sauvage, de maquis, d’herbe fraîche, prennent le dessus sur les odeurs domestiques vulgaires.

           Bien que la route du hameau fût modeste, depuis des lustres elle avait dû en voir passer des voyageurs, venus du Nord, par Aleyrac ou même Espeluche. Marchands ambulants, moines, soldats, tous avaient fait une pause dans le petit pré à la croisée des chemins. Sans qu’ils le sachent, le vent qui leur rafraîchissait le visage prenait sa force depuis la nuit des temps dans les cimes étoilées de la Lance.

            L’éternité ? Combien de temps encore…

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29 juillet 2021

Les Seynières-9

                                                                     Ch9. Retour au bercail

                   Le soleil baissait doucement. Ils marchaient tous trois sur le chemin du retour. Les enfants avaient gardé le silence après le dernier récit. Puis d’un coup, les questions fusèrent. Charlotte s’étonna la première.

  -  Brûler les abeilles pour prendre le miel. On ne peut vraiment pas faire autrement ?  

  -  Sans doute, puisque les apiculteurs ont inventé toutes sortes de ruchers dans lesquels ils essaient de les faire prospérer.

  -  Oui, mais on leur prend quand même le miel.

  -  Pas la totalité. Les bons éleveurs en laissent des quantités suffisantes pour qu’elles ne dépérissent pas durant l’hiver. En contrepartie de leur nectar ils leur offrent le gîte dans des endroits choisis, favorables à leur bonne santé. Les colonies d’abeilles sauvages ont plus de mal à survivre par mauvais temps, des animaux les attaquent, certains oiseaux les chassent pour se nourrir.

  A son tour Lorelei protesta.

  -  Mais Humbert, qu’en pense t-il ? Quand à l’automne il met le feu à la paille, il pourrait avoir des regrets.

  -   Je n’ai jamais eu l’occasion de remonter dans sa montagne. Je crois quand même que tu as raison. Ce doit être une corvée douloureuse de récolter ainsi. Dans le même temps il l’a toujours pratiqué comme ça, son père devait agir de même, son grand-père avant lui.

  -  Le bal des abeilles, c’est peut-être une façon d’échapper à la cruauté des hommes ajouta Charlotte. Tout un peuple d’insectes se rassemble pour célébrer la vie, ce doit être un spectacle émouvant.  Tu y as vraiment assisté ?

Jacques s’interrogea, un léger sourire au coin des lèvres.

  -  Par moments je me demande si ce n’est pas mon imagination qui me joue des tours ? Ce qui est certain c’est que j’ai vraiment accompagné la transhumance de Muriel. Pour le reste j’ai trouvé des descriptions du bal dans plusieurs chroniques. On pourrait croire que leurs auteurs avaient autant d’imagination que moi.

  -  Alors ton récit  ne serait pas vrai, ce serait une invention se moqua Lorelei.

  -  Va savoir… Puisque tout est possible, les lapins blancs chatouilleux, les îles cachées, pourquoi pas le bal des abeilles ? Je vous le demande.

Après un léger temps il reprit la parole.

  - Dans tous les cas j’ai aimé vos deux histoires. Je trouve que vous êtes des filles inspirées dans des genres très différents.

  -  C’est quoi le genre demanda Lorelei ?  

  -  La manière de raconter les choses. Ainsi, ton récit emprunte les personnages de plusieurs contes célèbres pour en changer le destin. Une façon très subtile de nous donner envie de connaître la suite de leurs aventures. Les lapins blancs qui veulent rester blancs ressemblent à bien des égoïstes qui ne pensent qu’à leur apparence, comme Narcisse en son miroir. Le dépaysement est un autre genre d'imagination. L’île de Robinson, si lointaine, est un appel très fort à rêver d’autres horizons. A ce propos je suis ravi d’avoir appris des nouvelles du Baron. Il est un peu oublié.

  -  Pas à l’école. La maîtresse nous a lu quelques unes de ses aventures avant la sortie du soir. Son voyage dans la lune assis sur un boulet de canon nous a fait beaucoup rire.

  -  C’est une bonne idée d’emmener Camille dans ton rêve. Partager c’est une preuve d’amour, le sens de l’égalité une grande valeur.

  -  Alors elle l’aimera longtemps, pouffa Lorelei.

  -   Oh Oui ! Répondit Charlotte sans se démonter.

                  Ils arrivèrent en bavardant sous la maison des Suisses. Au travers des rideaux d’une fenêtre éclairée, on voyait l’ombre de Grany qui s’activait dans sa cuisine. Rassurés d’être presque arrivés, ils décidèrent spontanément de poursuivre leur route. Les enfants, fatiguées par la marche, se pressaient pour raconter leurs aventures à la famille. A leur côté Jacques songeait à son cœur qui flanchait. Il se demandait si le repos suffirait à le remettre en selle.  Par-dessus tout, il ne voulait troubler en aucun cas l’harmonie qui régnait entre les couples présents à la ferme. Il devait empêcher le malaise de l’atteindre à nouveau. Ne pas montrer de faiblesse, rire, sourire, voilà l’antidote se dit-il. Ils avancèrent dans la tranchée qui menait au petit bois derrière la maison, jusqu’à parvenir au grand chêne qui poussait des branches, chaque année plus énormes et feuillues en direction du ruisseau. Juché sur la butte au pied de l’arbre Jacques se retourna du côté des Seynières. Le soleil avait disparu derrière les collines.

  -  Regardez la vallée.

                Une brume de crépuscule montait doucement des fonds de vallon, écharpait champs et coteaux de tons variés, dans les gris teintés de bleus plus ou moins marqués.

  -  C’est beau ! jugea Charlotte.

  -  C’est l’heure du loup, répondit bravement Lorelei.

  -  Alors il faut rentrer, ajouta Jacques, il entreprit de tourner l’angle de la bâtisse.

              La lumière allumée sur le petit pré devant l’entrée les attendait. Les cousins étaient dans la maison, certains se réchauffaient devant la cheminée monumentale de la pièce principale, les autres préparaient le repas. Les fillettes coururent au devant des adultes, le laissant seul. Il prit son temps pour tenter de se détendre, offrir à chacun, sa fille en premier lieu, un visage agréable.

              Dans l’entrée les parents présents écoutaient les commentaires de Charlotte et Lorelei. En avançant dans la grande cuisine il trouva le grand-père de Lorelei, attablé devant un verre de vin. Romain était venu saluer ses enfants présents pour les vacances et leur progéniture. C’était l’aîné des gendres, celui qui l’avait accueilli à sa première visite plus de quarante ans auparavant. Il avait divorcé quelques années plus tard et fréquentait peu les Saux. Jacques était le dernier de sa génération à séjourner sur place pour quelques jours, occasionnellement. Au fond pour combien de temps encore, pensa t-il ?

  -  Salut mon Jacques, comment tu vas ? Tu ne changes pas.

             Romain, plus âgé, affichait une forme insolente. Il était sportif, toujours alerte et actif, c’était déjà le cas dans leur jeunesse. Costaud et bricoleur, il avait entrepris de rénover la maçonnerie de la ferme. Jacques l’avait parfois aidé.

  -  Bonjour Romain. Content de te voir. Ne te fie pas aux apparences, dedans ce n’est pas brillant.

             Il se servit un verre de vin à la bonbonne ouverte à disposition des adultes. C’était l’usage à la ferme pendant les vacances.

  -  Allons donc. Rappelle toi comme tu portais les brouettes de béton quand on remontait des murs tous les deux.

            Leurs rapports étaient ambigus depuis toujours car ils n’avaient pas grand-chose à se dire. Romain se référait sans cesse au temps révolu ce qui irritait passablement Jacques. Par-dessus tout, il redoutait les sous-entendus complices de son ancien beau-frère sur les mouvements politiques ou sociaux qu’ils avaient autrefois côtoyés. Ils ne s’étaient jamais entendus sur leur degré d’engagement réciproque. Romain était prof de Sciences à la Fac de Grenoble à l’époque où lui même étudiait en Sorbonne. En soixante huit les universitaires dans la rue étaient peu nombreux, en revanche dans les années qui suivirent tous s’attribuaient un rôle. Beaucoup, en réalité peureux ou indifférents, exagéraient leur implication dans la libération des mœurs, usurpaient le courage de l’action, se félicitaient du succès des idées nouvelles.  

  -  Je suis sûr que tes anciens copains sont sur le qui-vive contre la dernière réforme du Bac. 

             En hommage à leur amitié d’antan, Jacques cacha son désagrément. Romain n’arrivait pas à concevoir que la vision du monde qu’il lui prêtait était dépassée. Plus simplement, témoin de tant de reniements parmi les ambitieux aujourd’hui nantis qu’il avait fréquentés, il doutait de sa capacité à peser sur l’avenir, la confiance avait disparu.

  -  Tu sais on prend parfois du recul. Il vida son verre de vin. Je reviens d’une promenade aux Seynières avec ta petite fille et sa copine. On a passé une journée très agréable.

            Romain n’avait plus rien à raconter. Il embrassa Lorelei et ses enfants puis repartit au village où il avait une résidence. Troublé par le rappel inutile de ses engagements passés Jacques fut soulagé de son départ. "Il parle sans savoir, au hasard, comme à chacune de nos rencontres," constata t-il. Il regrettait de n’être pas davantage amical. Une fois encore, comme autrefois, il s’irritait de mots sans conséquence, se sentait mal à l’aise, coupable de n’avoir pas éclairci ses rapports avec Romain lorsqu’il en était temps.

  Devant la cheminée où les cousins et sa fille se détendaient, il retrouva la paix. C’est tout ce qui comptait. Il pourrait profiter sans regret de sa soirée et, miracle, la douleur avait disparu, côté cœur.

 

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16 juillet 2021

Les Seynières-8

                                                                   Fossiles

                    Le chemin filait presque tout droit le long du ruisseau. D’abord enserré dans un lit étroit presque effacé par la végétation, le courant s’élargissait peu à peu. En plusieurs places de grands arbres avaient poussé, formant une sorte de dais protecteur dont profitait la voie qui suivait la rive. Les promeneurs avançaient à l’aise. Sur leur droite les parcelles de vigne succédaient les unes aux autres. Aucune autre culture. Lorelei rompit le silence.

  -   L’eau commence à couler fort. Jacques,  tu crois qu’il y a des poissons ?

  -  A ma connaissance quelques truites dans les bassins les plus profonds. Quand tes grands-parents ont acheté la ferme il paraît qu’il y avait beaucoup d’écrevisses. Elles ont disparu depuis si longtemps que je n’en ai jamais vu.

  -  Pourquoi sont-elles sont parties ?

  -  La sécheresse. A l’époque ce n’était pas encore à cause du climat. Les paysans étaient pauvres, la plaine se prêtait à la culture des tomates. Pour gagner un peu plus, tout le monde a voulu en planter. Seulement voilà, pour que les plants produisent beaucoup de fruits il faut bien les arroser. Les agriculteurs ont tant puisé dans la Berre qu’ils l’ont asséchée. Tout est mort, truites, écrevisses, les larves et tout ce qui vit dans l’eau.

  -  Ben, il y a quand même des truites.

  -  Celles qu’on voit sont lâchées par la société de pêche. Aujourd’hui l’accès à l’eau est réglementé, on veille à ce qu’elle coule toujours. Mais la souche sauvage des poissons d’origine est perdue. 

  -  Et les écrevisses ?

  -  Fini les écrevisses. C’est pareil dans presque toutes les rivières.

  -  C’est bon les écrevisses ? demanda Charlotte. On n’en goûte jamais.

  -  Très bon. Mais il n’y a pas grand chose à manger. Une fois la carapace enlevée même pas une bouchée. Les pinces contiennent un peu de chair.

  -  Alors pourquoi les faire cuire, c’est idiot.

  -  La sauce qu’on prépare avec les écrevisses fait le régal des gourmands. Quand on les plonge dans l’eau bouillante la carapace se colore de rouge. On dirait qu’on pose un véritable buisson ardent sur la table, magnifique.

  -  Beurk !  Lâcha Lorelei. C’est comme les crabes. On s’amuse à les attraper au bord de l’eau et c’est trop petit pour en faire un vrai plat. En plus ça pince. Elles pincent les écrevisses ?

  -  Et comment.

  -  Alors comment on fait pour les prendre ?

  -  Avec des balances. Bon, pas des balances comme la justice. Ce sont des sortes de petits paniers qu’on attache à une corde. On les jette dans l’eau grâce à une baguette de bois de noisetier au bout de laquelle on a laissé une fourche. Il n’y a plus qu’à attendre. 

  -  Comme ça ?

  -  Au fond de la balance on attache un morceau de viande ou un bout de tête de mouton pour les attirer. Quand il y a assez d’écrevisses on n’a plus qu’à relever le panier avec le bâton et ramasser la pêche sans se faire pincer. 

  -   Il faut être cruel pour faire ça. Tu es cruel Jacques ?

  -  Je ne crois pas. La question ne se pose pas puisqu’il n’y a plus d’écrevisses dans les rivières. Il m’arrive quand même de pêcher des truites.

  -  Tu les tues ?

  -  Oui. Le plus vite possible pour qu’elles ne souffrent pas. Sachez quand même que s’il y a un héron dans la rivière, il attrape autant de poissons à lui seul que tous les pêcheurs réunis, et il les avale vivants. En fait ce qui compte pour l’homme, c’est de veiller au respect des espèces ou à la qualité de l’eau. Pour agir correctement il faut connaître les règles de la nature. Si on les ignore on crée des catastrophes, comme la sécheresse qui a vidé la rivière à jamais.    

              Le silence qui suivit son propos l’inquiéta. Les fillettes ne semblaient pas choquées par ses paroles, elles étaient innocentes de ces travers du monde, tout simplement. Il réalisa alors à quel point les rapports qu’il avait entretenus avec la nature étaient périmés pour les générations qui venaient. A de rares exceptions près les hommes n’avaient plus accès qu’à une campagne domestiquée, souvent dégradée. A l’évidence ils seraient désormais surtout occupés à préserver ce qui n’était pas encore dénaturé, incapables d’en profiter comme leurs pères l’avaient fait. Et s’il était trop tard ? Il tenta de revenir à l’instant présent.

  -  Voyez. Dans les champs cultivés autour de nous il n’y a que des vignes.  Autrefois il y avait du blé dans la plaine, quelques prés, de la lavande sur le coteau, mais c’est bien fini. Seule la couleur des pieds change en fonction de leur âge, aucune variété de végétation.

  -  A la maison les cousins ramènent tout le temps du vin, dit Lorelei. Ils disent qu’il est très bon. Pour en avoir il faut bien cultiver des vignes.

  -  Tu as raison, toutes ces raies se ressemblent, dit Charlotte. Je les trouve monotones.

  - La parcelle où je vous conduis est pleine de cailloux sur lesquels on trouve des coquillages incrustés. Pour avoir un beau raisin, les vignerons labourent la terre en profondeur. Ils remontent ainsi beaucoup de pierres en surface, utiles pour conserver la chaleur du soleil et aider les grappes à mûrir. C’est plus facile pour rechercher les fossiles, expliqua Joseph.

  -  Chouette, il y en a beaucoup ?

  - Beaucoup. L’hiver le gel fait éclater les pierres. Elles se fendent de préférence à l’endroit qui contient un corps étranger. Au printemps il suffit de se promener dans le champ pour en trouver, avec un peu de chance.

  -  La mer a dû rester longtemps pour avoir laissé autant de coquillages ?

  -  Très longtemps. Des centaines de milliers d’années. Peut-être davantage.

  -  Alors, on n’aurait pas pu vivre ici. On serait noyés.

  -  Sans doute. Par chance, l’homme n’était pas encore apparu sur la planète à cette époque. Lorelei intervint.

  -  Je sais, c’est l’époque des dinosaures, comme au cinéma.

  -  On ne peut être sûr de rien. La terre telle que nous la connaissons a mis plusieurs milliards d’années à se former. Elle a subi de nombreux bouleversements pendant lesquels la mer s’est retirée des terres pour revenir, repartir encore. Les espèces animales ont évolué de même, grâce à la sélection naturelle. On a du mal à savoir exactement ce qui est arrivé à la planète. La seule chose sur laquelle on peut compter, c’est la date de formation des roches selon la radioactivité des sédiments, à quelques dizaines de milliers d’années près. Pour le reste on imagine. Je ne suis pas certain que les histoires racontées dans les livres sur la préhistoire soient exactes.

  -  Et les films ?

  - La fantaisie des auteurs sert d’abord à en assurer le succès. Ils n’en manquent pas et savent bien que personne ne prendra le risque de les contredire si le public adore ce qu’ils font.

  -  Finalement c’est comme un conte, remarqua sagement Charlotte. On écoute l’histoire du Petit Poucet sans se demander si l’ogre a vraiment existé. En somme l’ogre serait une sorte de dinosaure qu’on aurait inventé.

       -  Tout à fait. On invente à partir de ce que l’on connaît, c’est ce qui permet de croire à un peu de vérité.

        -  Donc un ogre ne serait qu’un homme grand et gros conclut la fillette.

        -  Et affamé quand même, ajouta Lorelei.

        -  Tout ce que vous dites me semble vrai.

Ils arrivaient à une parcelle qui descendait en pente douce vers la rivière.

  - Voilà. Nous y sommes. Jacques retourna quelques pierres calcaires en bordure du chemin. L’une d’entre elles portait les traces d’une coquille marine en relief.

  -  Regardez bien en marchant entre les ceps. Celle-ci n’est pas belle mais vous devriez en trouver d’autres, mieux conservées.

  Tous trois se mirent à chercher. Après quelques minutes les fillettes appelèrent Jacques. Elles avaient déposé un stock de cailloux de toutes tailles en bordure de la vigne. Souriant, il écarta du tas un tesson de porcelaine et un morceau de tuile cassée.

  -  Ça, ce n’est pas bon. Voyons le reste.

Il examina cinq ou six pierres, du granite marbré de silex.

  -  Pourquoi les avez-vous ramassées ?

  -  On les trouve  jolies, dit Lorelei, on va les ramener aux Saux pour jouer ou décorer notre chambre.

Parmi les dernières découvertes il vit une petite ammonite incrustée dans une pièce de schiste.

  -  Belle trouvaille. J’ai aussi deux coquilles fossiles mais pas aussi bien conservées. Pendant qu’il les leur découvrait les fillettes souriaient de plaisir.

  -  On va les montrer à maman et à tous les cousins. Ils vont être épatés. Mais comment on va ramener tous ces cailloux ?

  -  Dans mon sac dit Jacques. Ce n’est plus très loin. On doit être à moins de cinq cents mètres de la maison de Grany.

             Joignant le geste à la parole il se baissa pour ramasser leurs trésors. Une douleur, plus violente que d’habitude du côté cœur, l’empêcha de terminer son geste. Il s’affaissa contre le talus, il avait l’impression qu’une espèce de croc s’était mis à fouailler sa poitrine, creusait la chair de droite et de gauche pour diffuser le mal dans les zones encore intactes. Il se retint de hurler et se rappela que des symptômes identiques l’avaient conduit à l’hôpital quelques années auparavant. Plié en deux incapable de se lever, il chercha son tube de trinitrine, vaporisa une dose dans sa bouche. La douleur diminua à peine. Il se trouva dans l’incapacité de dissimuler sa faiblesse. Toujours assis, il tenta de rassurer les deux enfants en riant.

  -  Ouf ! J’ai un peu mal mais ça va passer. Aidez-moi à mettre les cailloux dans le sac. Voilà, on y va.

               Il se força à se relever. Quelques pas le soulagèrent mais la violence de l’agression se poursuivait.

  -  On va aller jusqu’au champ près de la maison des Suisses. Il y a un petit pré sous les arbres le long de la rivière. Ce sera parfait pour une pause, le temps que je récupère.

Les enfants approuvèrent et marchèrent lentement avec lui jusqu’à l’endroit qu’il avait désigné. Il s’assit sur le talus.

  -  Je connais ce coin dit Lorelei. L’été on vient souvent ici. Il y a assez d’eau pour se baigner.

  -  Vous pourriez rentrer seules mais je préfère que vous m’attendiez. S’il vous arrivait de tomber ou de vous blesser vos parents m’en voudraient. On a encore plus de deux heures avant la nuit. Je vous propose un jeu.

  -  Bonne idée. Quel jeu ?

  -  Un jeu de réflexion. Tout au long de la journée vous m’avez montré que les contes vous intéressaient. Vous en connaissez beaucoup. Je vous propose d’inventer chacun une histoire et puis on se la raconte à tour de rôle.

  -  Quelle histoire ?

  -  Ce qui vous plaira. Pour vous aider vous pouvez partir d’une lecture ou d’un évènement arrivé à l’école et imaginer la suite. D’accord ? Allez, dix minutes.

Pendant que Jacques se reposait sur l’herbe, essayant de maîtriser sa douleur, Charlotte et Lorelei entreprirent un conciliabule en s’éloignant de quelques pas.

                                                          *               *

                                                                  *

           Assis à l’écart, Jacques se sentait coupable. Pourquoi avoir proposé aux fillettes de l’accompagner dans cette expédition ? D’habitude il se promenait seul. Et s’il se trouvait incapable de les raccompagner ? Il aurait bonne mine devant sa fille, de surcroît il s’attirerait les remontrances des cousins. Et cette fichue douleur qui ne passait pas. Il se demanda si la balade à trois n’était pas le résultat d’une sorte d’orgueil, un moyen de se mettre en lumière, se rendre utile en s’attirant la gratitude de la famille. De fait il était heureux de la confiance que les enfants lui avaient témoignée. Il ratait rarement une occasion de faire partager ses connaissances, quitte à paraître un père-la-morale un peu prétentieux. Sans doute un regret de n’avoir pas poursuivi la voie de l’enseignement à laquelle ses études conduisaient. Tous ses copains de promotion avaient fini profs. Pas lui, il s’était distingué en choisissant l’entreprise.

              Voilà ! Aujourd’hui, malgré son âge il ne renonçait pas à exister, il refusait de se conformer à l’image du vieillard impotent qui s’imposait parfois autour de lui. La douleur était là pour le rappeler à l’ordre. Elle était ancienne. Jusqu’ici il était parvenu à la domestiquer mais les épisodes se rapprochaient. Les médecins lui avaient débouché les artères à plusieurs reprises. Apparemment ce n’était pas suffisant, en tout cas pas dans la durée. Il se demanda comment réagir quand viendrait la dernière échéance. Il n’avait pas peur mais on ne sait jamais, n’est-ce pas ? D’après les philosophes, la vie ne serait qu’un long apprentissage du courage nécessaire pour affronter l’abîme. Si la chance lui souriait, au moment de regarder la mort dans les yeux il pourrait perdre conscience, de quoi rendre le passage plus facile. Il pensa au papier qu’il avait dans son portefeuille : il demandait qu’on ne s’acharne pas à le soigner s’il était dans le coma. Puis il se moqua. En pleine campagne il n’y avait pas grand monde pour tenter de le sauver si la crise était fatale. Il regretterait que les fillettes soient obligées d’aller chercher du secours chez Grany, le spectacle d’un vieillard agonisant n’était pas pour elles. Il fallait chasser ce qu’il craignait par dessus tout, la souffrance.

                  Jacques fit l’effort de se mettre debout et, miracle, le poids de l’enclume qui pesait sur sa poitrine sembla s’atténuer. Il fit trois pas, un peu chancelants, en direction des enfants, l’angine cardiaque devint supportable. Sauvé. Provisoirement. Il respira, sourit et s’assit auprès de ses jeunes amies.

  -  A votre mine réjouie, je suppose que vous avez trouvé de belles aventures. Je me trompe ? Lorelei répondit.

  -  J’ai pensé continuer l’histoire du Chaperon Rouge, à  ma façon.

  -  J’ai eu l’idée d’une île extraordinaire, comme dans Robinson Crusoé mais sans Robinson.

  -  Voilà qui va nous intéresser, qui commence ?

  -  Ben, remarqua Lorelei, et toi ?

  -  Je vous raconterai le bal des abeilles. En attendant je me repose. On t’écoute Lorelei.

                                                

                                                 *   *   *

 

                                        Le récit de Lorelei

 

   Eh bien,  voilà la véritable histoire du Petit Chaperon Rouge. Contrairement  à ce que l’on raconte, la petite fille au bonnet rouge n’est jamais arrivée à la maison de sa Grand-Mère. En sortant de la forêt elle a croisé un joli chat avec de grandes moustaches, le Chat Botté rôdait par là. Elle ne le reconnut pas tout de suite car il n’avait pas chaussé ses bottes splendides. Il l’arrêta.

  -  Ne poursuis pas ton chemin, j’ai vu passer le loup qui se rendait vers la maison de ta grand-mère où il t’attend. J’ai prévenu les chasseurs qui vont le faire fuir. Viens avec moi, je voyage vite avec mes bottes, je te conduirai où tu veux.

   La curiosité n’étant pas le moindre de ses défauts, la jeune fille fut tentée par une autre aventure que celle qui lui était promise. Avec raison elle pensa néanmoins à son devoir.

  -  Je dois porter une galette et un petit pot de beurre à Mère-grand.

  -  Ce n’est plus la peine répondit le chat, ta grand-mère n’en a pas besoin, je devine qu’elle veut préparer de bonnes confitures. Garde la galette, nous aurons des provisions pour la route. Où veux-tu aller ?

  -  Je voudrais aller dans un pays où les lapins sont courageux. Chez nous ils sont trop peureux.

  - Oui. Je connais. C’est le pays des Lapins Blancs, juste à côté de celui des Merveilles. Monte sur mon dos nous y serons vite. Il chaussa ses bottes magnifiques.

Aussitôt dit, aussitôt fait, le Petit Chaperon rouge monta sur le dos du Chat Botté. Ils voyagèrent à une vitesse extraordinaire en direction du Levant, si vite que le soleil avait à peine entamé sa course qu’il se couchait déjà dans leur dos, si vite que la nuit durait à peine le temps d’apercevoir trois étoiles et ainsi de suite. Ils franchirent des rivières et des vallons, des montagnes et des déserts, des villes, des capitales dont on n’aurait pu trouver le nom, et arrivèrent enfin au pays des Lapins Blancs.

Le Chat s’arrêta au beau milieu d’un pré rempli de lapins et dit au Petit Chaperon Rouge.

  -  Bon. Je te laisse faire connaissance. Je vais de ce pas rendre visite au roi des lapins. Si tu veux rentrer voir ta Mère-grand tu n’auras qu’à taper trois fois dans tes mains et j’accourrai.

 Restée seule la petite fille au bonnet rouge examina les lapins d’un groupe qui se tenait près d’elle. Ils sont vraiment tout blancs se dit-elle. Curieuse, elle s’approcha et les interpella.

  -  Vous avez de bien belles fourrures, ce doit être salissant.

  -  Nous faisons très attention répondit l’un d’entre eux, tant que c’est blanc nous restons des lapins courageux, si nous tachons notre fourrure on se sait pas ce qui se passe. Voilà pourquoi nous demeurons entre nous. Dans ce pré les étrangers ne sont pas admis. L’autre jour un renard est venu qui a jeté sur nous des mottes de terre. Nous l’avons attrapé et mis en prison chez le roi.

  -  Votre roi a une prison ?

  -  Une grande. C’est pour ça qu’il est roi, sinon il ne sert à rien. Nous sommes des lapins courageux. Nous ne voulons pas de visiteurs insolents pour organiser des batailles de mottes de terre. Si c’est votre cas vous n’avez rien à faire ici.

  -  Je venais seulement me promener.

  -  On ne peut pas se promener. C’est salissant. Nous voulons rester blancs.

  -  Drôle de pays se dit le petit Chaperon Rouge. Au moins chez nous je peux  marcher librement. Il y a des loups c’est sûr, mais si on a peur on veille à les éviter, même les lapins gris y parviennent le plus souvent. Etre courageux tout seul c’est inutile. Désappointée, elle frappa trois fois dans ses mains. Le Chat Botté apparut.

  -  Alors tu as vu le roi ?

  -  Et comment, il m’a fait visiter sa prison et voulait m’enfermer avec plein de renards. Il paraît que c’est la spécialité de ce pays:  attraper les renards de passage. Je lui ai donné un grand coup de botte qui l’a expédié dans les étoiles et j’ai libéré tous les animaux prisonniers. S’il retombe du ciel ce sera la guerre.

   -  Dans ce cas j’en ai assez vu, dit le Petit Chaperon rouge. L’esprit des lapins blancs est guidé par la folle obsession de préserver leur blanche fourrure, envers et contre tous. Ce pays est triste et dangereux. Perdre la raison pour une idée fixe, c’est une autre façon d’être en prison.

  Ils refirent en sens opposé vers le Couchant le chemin parcouru à l’aller et arrivèrent enfin, à l’heure exacte, à l’orée du bois où ils s’étaient rencontrés. Ils trouvèrent les chasseurs qui avaient mis le loup en fuite. La Mère-grand attendait le petit Chaperon Rouge.

  -  Adieu, dit le Chat. Je pars retrouver mon maître le marquis de Carabas. J’espère que tu as aimé le voyage.

  -   Je suis déçue par le pays des lapins, répondit-elle, mais j’ai au moins appris une chose, chez nous je suis libre de promener à ma guise, je préfère y rester désormais. Adieu.

  Le Petit Chaperon Rouge sourit à sa Mère-grand, lui prit la main pour la conduire dans sa maison où de bonnes confitures attendaient leur venue.                                               

                                                 *   *   *

 

                                        Le récit de Charlotte

             Vous avez certainement entendu parler des aventures extraordinaires du Baron de Münchhausen, cet officier allemand au service du Tsar qui s’échappa d’une ville assiégée par les Turcs au moyen d’un ballon. Il se trouve que ses exploits ont duré jusqu’à nos jours sans que nul ne s’en informe. Ils conduisirent son aéronef, par le plus grand des heureux hasards, au dessus de ma ville des bords du Rhin, pile au moment où je sortais de l’école avec Camille.

  Le Baron, célèbre pour ses farces, ses canulars et ses inventions, nous repéra du haut de sa nacelle et approcha son engin, sans doute à la recherche d’une nouvelle aventure.

  -  Bonjour. Je me présente, Baron de Münchhausen au service des empereurs, je vois à vos sacs bien remplis que vous sortez d’une école. Me  ferez vous la grâce de me dire où nous sommes et en quelle année ?

  -  Bonjour, nous sommes en l’an 2000 et des poussières sur les bords du Rhin. Si vous venez d’Allemagne vous êtes à côté.

  -  Houlà ! J’arrive tout droit d’Anatolie j'ai dormi durant trois siècles. C’est un long voyage dans l'espace, j’ai dû me perdre en dormant si longtemps.

  - Vous êtes loin ajouta Camille. Si vous voulez retourner nous ne connaissons pas le chemin.

  -  Certainement pas, fit le Baron. Mes exploits ont été publiés et ont enchanté des millions de lecteurs. Je cherche de nouveaux horizons, vous avez une idée ?

  -  Si vous posez votre ballon vous risquez d’être dépaysé, dis-je pour prévenir le Baron de grands changements dans le monde. J’aurais bien une idée de destination. J’en rêve souvent depuis que j’en ai lu le récit.

  -  Ah, Ah ! Voilà qui m’intéresse. De quel pays rêves-tu ?

  -  Ce n’est pas un pays, c’est une île du Pacifique. L’île de Robinson Crusoé. On a raconté son histoire à la même époque que celle de vos tribulations. Je me demande à quoi elle ressemble après tout ce temps ?

  -  Ouaish ! Par la barbe du Mameluk c’est à voir. Avec le ballon nous pourrions éviter le détour du Cap Horn en passant par-dessus les Andes. Grâce aux vents d’Ouest la traversée de l’Atlantique sera une simple formalité. Un peu de compagnie me ferait du bien. Je vous emmène ?

 -   Ce serait avec plaisir mais nous sommes attendus. Nous ne pouvons pas abandonner nos familles.

 -   Ne soyez pas inquiets affirma le Baron avec assurance. Vous avez vu que trois siècles pour moi ce n’est rien. Je suis maître du temps, alors un petit voyage et  hop… ni vu ni connu, je vous dépose ici, le même jour et à la même heure que maintenant.

  Je regardai Camille, au fond des yeux de mon ami, brillait la petite étincelle de curiosité qu’il partageait avec moi.

  -  Dans ce cas allons-y. Nous comptons sur vous pour arriver à l’heure.

  -  Ach ! Ach ! Je m’y engage. La ponctualité est une vertu indispensable chez un officier allemand. Embarquez vite.

            Ce fut un fabuleux voyage, comme on n’en a jamais vu, sauf peut-être dans les autres fantaisies du Baron ou dans les contes des Mille et Une Nuits, avec cette différence qu’un trajet en tapis volant, comme celui d’Aladin, eût été beaucoup moins confortable.   Il fallut traverser la France avant d’atteindre l’Océan. Du haut de la nacelle Münchhausen regardait la terre en se disant qu’on voyait dans ce pays les traces des grandes et nombreuses guerres qui l’avaient ravagé. On aurait  même cru qu’il regrettait de n’avoir pas été là pour se couvrir de gloire. Il eut cependant la sagesse de ne pas montrer ses sentiments, afin de préserver les enfants du grand chagrin que les armes causent aux peuples.

  Dans son ballon magique porté par les alizés, la traversée de l’Atlantique fut une formalité jusqu’aux terres d’Amérique. Ce n’est qu’au dessus des Andes que nous courûmes les dangers des vents tourbillonnants, sans doute les mêmes que ceux qui avaient abattu Mermoz dans ces redoutables montagnes au temps de l’Aéropostale. Notre nacelle-panier tournoya dans tous les sens au risque de nous précipiter dans les airs quand le rusé Baron la fit dépasser de si haut les sommets que nous ne vîmes qu’un confetti à la place du pays du Chili.

Nous étions doucement bercés par les brises du Pacifique quand j’aperçus au loin, terre unique au milieu des flots immenses, L’île Robinson, le but de notre voyage. Mon  île.

         Le Pacifique porte bien son nom tant cet endroit secret, inconnu des navigateurs, célébré seulement par de rares écrivains, étalait à nos yeux d’enfants éblouis tous les sages attraits du paradis. En trois secondes le ballon piqua vers le rivage sur lequel il déposa ses passagers. Nous nous trouvions sur une  plage de sable blanc à la finesse inouïe, si bien qu’on aurait dit marcher sur une caresse en le foulant.

  -  J’imagine que c’est ici que se réunissaient les tribus d’indiens hostiles, juste à l’endroit où Robinson sauva Vendredi du sort terrible qui lui était réservé, s’exclama Camille.

            Je proposai à mes compagnons de visiter l’île sur les traces du célèbre naufragé, jusqu’au promontoire d’où il contemplait la mer. Le Baron déclara qu’il préférait se reposer sur la plage, il aurait là tout le loisir de rechercher les vestiges d’anciennes batailles primitives, dont il voulait composer une histoire amusante pour de futurs lecteurs. J’entraînai donc Camille sur les pas des anciens exilés solitaires. Je vous épargne les détails de notre périple mais sachez que ce fut un enchantement. Le sentier qui conduisait au refuge de Robinson recelait des trésors de fruits savoureux dont nous nous régalâmes. Arrivés au plus sommet de l’île nous fûmes accueillis, comme le marin égaré autrefois, par une  petite troupe de chèvres sauvages. Nous sûmes alors que rien n’avait changé sur cette terre écartée de la société des hommes, tout était intact depuis le séjour du fameux héros. Au milieu des parfums capiteux de multiples fleurs exotiques charriés par les brises de l’océan, on pouvait déceler les bienfaits de la nature qui en avaient fait un endroit idéal pour cultiver la sagesse de ses habitants, prisonniers à l’écart du monde.

         Camille et moi comprenions ensemble le sens de cette légende, un appel à jouir du Pacifique. Toutefois, nous étions un peu tendres pour décider de rester. Les efforts nécessaires pour vivre à jamais dans la solitude faisaient peur à notre jeunesse, nous décidâmes à regret de rejoindre nos familles. Sur la plage, avant de monter dans le ballon, nous fîmes quand même serment de toujours rechercher à égaler les qualités morales de Robinson, ce noble caractère qui entreprit d’éduquer son compagnon, l’ancien esclave, pour en faire son égal. Savoir, échange, partage, régnaient naturellement dans ce refuge au milieu des mers Tant de mérites qu’ils furent réinventés de nos jours par un autre grand auteur, celui qui rédigea Les Limbes du Pacifique pour louer le caractère de Vendredi.

            Nous repartîmes. Homme de parole, Münchhausen nous déposa à l’endroit et à l’heure prévus. Il n’y eut qu’un léger contretemps. Alors que je me croyais sur le chemin de retour de l’école, je me retrouvai brusquement dans mon lit au petit matin. Le réveil sonnait l’heure du lever. J’étais seule. J’avais rêvé du paradis.

 

                                               *    *    *

                                                          

                                        Le récit de Jacques

             J’ai rencontré Muriel il y a plus de trente ans au cours d’une randonnée dans le sud des Alpes. 

          Célibataire, à cette époque je rompais la solitude en fréquentant un groupe de marcheurs qui sillonnait le Mercantour, massif parsemé de lacs dans lequel plusieurs sommets dépassent les trois mille mètres. Ce jour là Muriel, notre accompagnatrice, avait décidé de l’itinéraire. Sportive entraînée, notre guide était une jeune femme souriante, brune provençale à la chevelure balancée au vent, yeux noisette toujours prêts à  pétiller de malice à la moindre plaisanterie. Son allure tonique vous poussait à l’effort. Nous étions six, pressés de rejoindre avant la nuit le refuge de Longon au départ du hameau de Vignols. Pour vous donner une idée de la difficulté du trajet, sachez que la montagne proche qui domine le refuge s’appelle le Mont Démant.

            Pour parvenir à Vignols il faut suivre pendant environ six kilomètres un cours d’eau qui recueille les eaux du plateau immense qui le domine. Ce ruisseau porte un nom séduisant et doux dont je ne suis jamais lassé, la Vionaine. Arrivé à la source on attaque une pente abrupte qui conduit au refuge. Ce n’est pas le moindre des charmes de cette sorte de promenade que de permettre au randonneur de passer de longues heures à bavarder, de tout et de rien, avec ses compagnons. Nous étions fin mai, la nature explosait, nous cheminions entre des haies de genêts couvertes de pétales odorants, si abondants que je m’en extasiai. Muriel avait deviné sans peine que, habitué des villes, je découvrais son univers si différent.

  -  Tu vas voir. Au fur et à mesure que nous avançons la végétation et les fleurs vont changer. Un peu plus loin les maquis vont remplacer les genêts. Leurs corolles ont des teintes plus délicates, les fleurs sont moins éclatantes, mais  tout aussi parfumées. Après, en grimpant sur le plateau on ne trouve plus que des plantes au ras du sol. Les rhododendrons font concurrence à la sarriette mélangée au thym et à la lavande. Je ne sais pas si tu as remarqué, tous ces genêts sont couverts d’abeilles.

  -  Je n’avais pas fait attention. C’est vrai, j’en vois beaucoup.

  -  Elles sont réveillées depuis peu et s’activent pour nourrir la colonie après l’hiver. Je connais l’apiculteur qui monte ses ruches par ici. Il en a une quarantaine, les voici juste en face.

Muriel me montrait une ribambelle d’essaims installés dans leur abri de bois, sur une butte de l’autre côté de la rivière.

  -  Impressionnant. Elles font beaucoup de miel ?

  - S’il y a assez de fleurs elles peuvent produire jusqu’à quarante kilos par ruche. Ici c’est l’endroit idéal. Moi, j’en ai deux dans mon jardin. J’habite à côté de Grasse, l’an dernier j’ai récolté vingt kilos dans chaque. Passionnée elle entreprit de me raconter la vie des ouvrières du miel.

          Et c’est ainsi que je devins l’ami des abeilles. Quelques semaines après  Muriel m’invita à dîner afin de me montrer son élevage et l’installation dans laquelle elle récoltait son nectar.

  -  Je suis un peu déçue car j’ai perdu beaucoup d’abeilles pendant l’hiver. Au printemps mes deux colonies étaient exsangues. Elles n’ont pas réussi à récupérer et on arrive dans une période de forte chaleur pendant laquelle il y aura moins de fleurs. Autrefois les apiculteurs de la région transhumaient leurs ruches en montagne en juillet pour profiter de la floraison en altitude. Je vais être obligée de faire de même si je veux récolter un peu de miel.

  -  Sais-tu où aller ? Tu ne peux pas déposer tes ruches au hasard.

  -  Oui. J’ai sympathisé au cours d’une rando avec un agriculteur retraité prêt à héberger mes ruches. Il habite un hameau isolé dans une vallée proche des Hautes-Alpes. Il ne cultive plus ses terres mais il a conservé des essaims qu’il élève à l’ancienne, de simples faisceaux de paille attachés à des piquets de bois  plantés devant sa maison.

  -  J’aimerais voir ça.  

  -  Tu n’as qu’à m’accompagner. Prévois deux jours. On ne peut transporter les abeilles que pendant la nuit, il faut attendre qu’elles soient toutes rentrées à la ruche. Nous partirons le 16 juillet avec la pleine lune. Elles seront plus faciles à installer, elles détestent la lumière artificielle.

              Intrigué et heureux à la fois de participer à un évènement rare,  je pris rendez-vous avec Muriel à la date convenue. 

            A l’heure dite, le 16 juillet, je la retrouvai dans son jardin. Le crépuscule arriva doucement pendant que nous bavardions. Au fur et à mesure que la lumière baissait des groupes d’insectes, de plus en plus nombreux, regagnaient  leur maison. A la fin, lorsqu’il n’y eut plus que quelques égarées, Muriel alluma un enfumoir, étourdit d’encens ses abeilles, puis me demanda de clouer les planches qu’elle posait à l’endroit adéquat pour fermer les ruches sans en empêcher la ventilation. Nous étions prêts.

  -  Mon frère m’a prêté sa fourgonnette. Comme ça nous pourrons voyager isolés des ruches. Notre présence ajoutée aux cahots de la route pourrait les énerver.

            L’expédition fut assez longue. Pour atténuer la chaleur de juillet, nous roulions toutes fenêtres ouvertes. Il fallait éviter les ornières afin de ménager le repos des colonies. Après plusieurs heures de conduite sur une route nationale on trouva l’embranchement qui menait à un col puis, en pleine nature, au hameau dans lequel l’hôte de Muriel avait sa maison.

           Je ne sais si vous avez déjà tenté une escapade pareille. En pleine nuit d’été, dans les virages d’une route de montagne au milieu des bois, c’est un bouquet de sensations à fleur de peau, un flux d’odeurs mêlées qui monte dans la fraîcheur de la nuit. Le moindre mouvement, quelque branche froissée par le vent, vous frémissez, non pas de la peur vraiment, mais de l’ignorance inquiète de ce qui pourrait arriver dans le noir. Le bruit du moteur qui ronronne vous rapproche du monde, c’est vrai. Et s’il s’étouffait, là, loin de tout ? En tout cas c’est ce que j’éprouvais. Une sorte d’inquiétude irraisonnée.

           Nous arrivâmes au hameau vers une heure, au beau milieu de la nuit. La lune, ronde et blanche comme une bille d’agate, était déjà haut dans le ciel. Un mince fanal au dessus de sa porte d’entrée attestait qu’Humbert, l’ami de Muriel, attendait. C’était un homme âgé, les traits burinés sous des cheveux argentés. Un montagnard toujours mince et actif, une voix agréable, amicale.

  -  Eh bien ! Vous en avez mis du temps. Il faut vite s’occuper des abeilles. Je vous ai préparé un emplacement sur le plateau derrière la maison. Montez voir si ça convient. Pendant ce temps je sors les ruches de la voiture et je trouve de quoi les transporter la haut. Vous verrez, vous serez peut-être étonnés.

         En effet l’aube n’allait pas tarder à poindre. Il fallait se dépêcher d’installer les abeilles, les libérer avant le jour pour leur permettre de reconnaître leur nouveau domaine. 

         A la lueur de la pleine lune, la montée fut aisée dans un sentier qui serpentait sur quelques centaines de mètres jusqu’au plateau. Et là, miracle…ce fut un incroyable spectacle. Profitant de la lumière de l’astre des nuits comme d’un lampion de fête, des milliers, des millions, une myriade d’abeilles, s’étaient donné rendez-vous sur ce plateau retiré, intact de toute empreinte humaine depuis la nuit des temps, de toute part le ciel bourdonnait d’essaims immenses qui le parcouraient à la rencontre d’autres escadrilles tout aussi considérables. Toutes dansaient dans l’air, en rond, en huit, en ondulant comme on voit la forme de leur vol dans les manuels, sans autre but apparent toutefois que de participer à une sorte de jamboree, de rencontre païenne vouée à la célébration de la nature éternelle. Muriel s’exclama...

  -  C’est le bal des abeilles. Je ne pensais pas y assister un jour, je croyais à une légende, mais c’est donc vrai. A ses côtés je restais complètement étourdi, béat. L’esprit plus éveillé, Muriel jeta un coup d’œil rapide à l’emplacement prévu pour ses ruches.

  -  Ça ira ! Descendons, Humbert va nous expliquer ce qui se passe.

             Nous rejoignîmes notre ami, curieux d’entendre son commentaire.

  -  Les as-tu vues ? Des millions d’abeilles rassemblées sur le plateau en pleine nuit, on dirait que la clarté les a rendues folles.

  -  C’est la première fois que j’y assiste. A ma connaissance c’est déjà arrivé une fois sur le plateau. J’étais encore enfant quand mon père me l’a raconté. On trouve des descriptions de cet évènement dans des sources très anciennes. Leurs auteurs rapportent que deux ou trois fois par siècle, des colonies de la race provençale se réunissent dans une vallée, à l’écart de toute présence humaine pour organiser une espèce de sabbat magique sous la lune, le bal des abeilles. On ne sait pas comment elles en décident, ni comment elles se communiquent le moment choisi ni le lieu, mais après tout, puisqu’elles ont inventé un langage, rien n’interdit à leur instinct de programmer leur fête un jour de pleine lune. Je suis ravi que ce soit arrivé ici.

                Bien entendu nous l’étions autant que lui. Cependant l’élevage de Muriel commençait à bourdonner d’impatience, il était temps de s’en occuper. Nous repartîmes dans la pente en poussant nos deux ruches qu’Humbert avait arrimées sur une grande brouette. En haut le bal avait pris fin. Les étoiles luisaient dans un ciel transparent. Tandis que la lune glissait sur l’horizon chaque colonie devait se presser de regagner son refuge avant l’aube.

                  Sur place Muriel disposa solidement ses deux maisons sur un bâti de poutres, face au soleil levant.

  -   Voilà le moment décisif de la transhumance dit-elle. Il faut ôter les caches en bois le plus vite possible et s’écarter. En principe les ouvrières ne vont pas sortir en reconnaissance avant les premiers rayons, mais les abeilles chargées de la protection ont sans doute été excitées par le voyage, l’abeille provençale est assez agressive.

                Et ça n’a pas manqué. L’accès à la ruche à peine entrouvert un groupe de guerrières excitées se précipita au devant de tout ce qui bougeait. Fuyant, je reçus un bon nombre de piqûres, Muriel, mieux protégée fut davantage épargnée.Heureusement Humbert disposait d’un baume souverain qu’il prodigua sur mes meurtrissures. Nous étions vannés. Il nous proposa sa chambre d’amis, un dortoir doté de vieux lits jumeaux disposés dans un ancien grenier à foin en haut de sa maison, ouvert au grand air comme c’était d’usage dans l’habitat des fermes d’altitude pour garder la récolte de foin au sec.

             Ce qui fait qu’au lever du jour, un soleil éclatant illumina notre réveil. La nuit avait été trop courte, je me levai fourbu. Muriel souriait dans le lit voisin, teint de sportive à peine altéré par son coucher tardif, regard alerte.

  -  J’attendais que tu te lèves. Viens, on va voir les abeilles d’Humbert.

               Je les avais manquées la veille. Au niveau de la terrasse en terre battue, légèrement à l’écart de la maison, cinq ruches de paille étaient édifiées, portées par de simples piquets plantés dans le sol. Les abeilles tournoyaient en nombre autour de leur demeure rustique.

  -  C’est comme au Moyen-âge. Humbert doit être le dernier apiculteur à faire du miel de cette manière. Comme il n’y a pas de cadres, les insectes construisent eux-mêmes les rayons. Les mœurs de ces abeilles sont proches de celles de leurs cousines sauvages. On ne touche pas les ruches jusqu’à la récolte, elles se révolteraient.

  -  Mais comment on récupère le miel ?

  -  C’est l’inconvénient de la méthode. On brûle la paille pour tuer les abeilles et prendre leurs réserves. On ne garde qu’une ou deux colonies intactes pour faire des essaims l’année suivante. Il y a peu de miel mais il est excellent, Humbert ne le vend pas, c’est pour  sa famille.

  -  Eh bien. J’espère qu’elles ont fait la fête cette nuit, la plupart ne verront pas le prochain printemps.

            Autour de la table en bois sur laquelle il avait servi du café agrémenté de son miel extraordinaire, Humbert confirma la règle de l’espèce.

  -  De toute manière leur durée de vie est si brève que seules les dernières nées avant le froid survivent à l’hiver. C’est sans doute le cas depuis leur apparition, il y a soixante mille ans.

              La loi des abeilles. On ne peut rien y changer.

 

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28 juin 2021

Les Seynières-7

                                                                      Ch 7. François

 

           Lorsqu’il se retira à La Paillette, François était un homme célèbre. Une bonne occasion pour des journalistes fouineurs de se pencher sur sa jeunesse à Dieulefit. Ses biographes ont donc rapporté qu’il avait fait partie de la Résistance. Pas étonnant qu’il connût si bien les chemins de la Lance. Et ils sont nombreux, depuis La Paillette et Montjoux, les ruines de Béconne, le mamelon du Pègue, et même Teyssières qui fait la jonction avec la montagne de Miélandre vers le sud-est.

  De son passage dans la Résistance François ne m’en a jamais parlé. Pas même une allusion. Quand je l’ai rencontré il avait autre chose en tête. Il venait d’abandonner sa carrière dans le spectacle et passait la majeure partie de son temps à façonner la terre, tourner les pots, cuire des céramiques, dans la maison où il avait installé son atelier. Celui-ci donnait sur le terrain de tennis municipal aménagé le long de la rivière. La Paillette est la seule commune rurale que j’aie connue dans laquelle on mettait à disposition d’un aussi petit nombre d’habitants un espace sportif de cette sorte. Ouvert à tous les visiteurs il était peu fréquenté, j’en profitais donc largement. Depuis la fenêtre de son atelier François pouvait m’entendre et me regarder jouer. J’avais autrefois fredonné ses chansons, je le reconnaissais pour l’avoir croisé dans le village. Un jour il sortit en tenue de sport et s’accrocha au grillage, une raquette à la main.

  -  Si ça ne vous gêne pas je viens jouer avec vous, ça fera du bien à mes jambes.

  Nous acceptâmes bien volontiers un nouveau partenaire qui, tout en s’excusant d’être un piètre joueur au mal de dos incessant, tapait dans la balle avec l’enthousiasme d’un jeune homme.

           Ce fut le début de notre amitié. La maison que j’avais achetée n’était distante que de quelques pas de la résidence de François. Il passait devant chez moi  pour se rendre à la ville voisine. Dès que je posais mes valises pour un séjour, il arrivait. S’il n’arrivait pas, je ne tardais pas à me rendre chez lui. Nous prenions aussitôt rendez-vous  pour une partie de tennis.

  A cette époque j’étais souvent seul à La Paillette. Mon épouse, victime d’une maladie invalidante, résidait dans un foyer dans la ville de Gap. François adopta ma solitude, entreprit dans la plus grande simplicité de partager avec moi ses connaissances du pays, plus encore de m’initier aux expériences d’une vie plus épanouie. Je l’écoutais volontiers. En retour, sans que je sache vraiment pourquoi, il m’était profondément reconnaissant du temps passé avec lui sur le court, à taper dans la balle pour chauffer ses os ou calmer son dos douloureux. Ayant découvert mon goût pour les chemins de la Lance il ne manquait jamais, à chacun de mes passages, de me proposer un jour pour une escapade.

  C’était un plaisir commun. Nous partions de bonne heure. Après le pont près de sa maison, on laissait la route de Montjoux pour filer tout droit à flanc de montagne, dans un chemin oublié des bergers. La voie était rude, tracée dans la roche pentue, il fallait de bonnes chaussures pour marcher dans les pierres. Au fur et à mesure de la montée, comme à son habitude, François y allait de son commentaire, si connu de moi après quelques années, que je prenais plaisir à deviner quand il allait s’y mettre.

  -  Tu vois ce petit bois sur la gauche. A l’automne c’est plein de petit-gris qui poussent dans l’herbe. C’est là que je viens les ramasser. Un petit panier, c’est assez pour moi et Jeannie. On se régale.

  Un peu plus loin nous longions d’anciens pâturages couverts de fleurs.

  -  C’est ici que je venais cueillir la lavande sauvage lorsque j’étais enfant. C’était bien payé, à la bonne saison mes parents m’envoyaient couper les brins dans la montagne. A l’époque la lavande cultivée était rare, le parfum du lavandin sauvage, le plus fin, était recherché. Je partais avec un casse-croûte, mon baluchon dans le dos et interdiction de redescendre tant qu’il n’était pas plein jusqu’à dépasser ma taille. Je passais des heures à cueillir au milieu des parfums, parfois mon sac était si bourré que je peinais à regagner la maison.

  Après plus d’une heure de marche la laie tournait brusquement dans une pente adoucie. Elle conduisait tout droit à une ferme abandonnée depuis si longtemps qu’un chêne énorme avait eu le temps de pousser au milieu du toit effondré. Devant l’ancienne porte de la ruine un autre chêne, encore plus vieux ombrageait une source d’eau claire. On s’asseyait auprès d’elle dans l’herbe pour se reposer et admirer au loin les premiers contreforts des Alpes. A mon tour j’égrenais quelques souvenirs.

  -  L’année de mon installation, j’avais sympathisé avec un vacancier en pension à l’hôtel de La Paillette. En pleine période de Noël nous avons décidé de faire la Lance malgré le froid et la couronne de neige qu’on voyait d’en bas au dessus de mille mètres. Mon fils de cinq ans m’accompagnait et devait marcher avec nous. Les deux premières heures se sont bien passées mais ensuite il fallut avancer dans une neige de plus en plus profonde. Incapables de renoncer sagement, nous avons pris mon gamin sur le dos à tour de rôle jusqu’à ce que nous parvenions au sommet, complètement épuisés, en retard sur un horaire raisonnable. La nuit tomba quand nous redescendions, avec mon enfant sur les épaules.  Harassé et inquiet j’ai perdu pied, affolé au point d’éprouver une de plus belles angoisses de ma vie. Je nous voyais égarés pour la nuit dans la montagne glacée, craignant de nuire à mon fils la trouille me faisait trembler. Heureusement nous avons fini par arriver à cette ruine. La neige finissait là. Nous étions sauvés. 

  Quand je profitais de mon récit pour allumer une cigarette, François ne manquait jamais la réprimande.

  -  Tu n’es pas à une connerie près ! Fume ! Tout à l’heure dans la dernière grimpette tu seras cent mètres derrière moi.

  Et c’était vrai. Après deux heures pleines de progression entre éboulis et futaies, il fallait franchir une dernière pente à pic sur laquelle il était même difficile de tenir debout. J’ahanais en m’agrippant aux arbres tandis que François, alerte comme un jeune homme, se moquait.

  -  Tu vois, certains des pins auxquels tu t’accroches sont là depuis plusieurs siècles. Avec tes poumons encrassés ils seront encore vivants quand plus personne ne te connaîtra.

  Essoufflé, j’évitais de répondre en essayant désespérément de suivre mon guide. Je n’ai jamais vu de pins aussi majestueux qu’en cet endroit préservé. En vieillissant leurs troncs et branches monumentaux, tordus et courbés par les ans, avaient pris des formes extraordinaires. On eût cru qu’un génie des arbres extravagant allait soudain en sortir pour veiller sur la forêt.

  Enfin on quittait les bois pour monter dans un dernier espace herbeux,  beaucoup moins vertigineux, dans lequel des animaux trouvaient refuge. Troublés, des corbeaux s’élevaient dans le ciel en croassant de colère, un faucon tombait dans la vallée comme une pierre, ailes repliés pour aller plus vite, parfois, après avoir dévisagé les intrus pour reconnaître le danger, on voyait un chamois démarrer dans l’herbage, franchir la crête comme une flèche pour se trouver une autre retraite.

 De son pas aisé François allait jusqu’au sommet, je faisais de mon mieux pour le rejoindre. Il faut dire qu’au débouché sur la plaine la vue était splendide. Plus de mille mètres en dessous l’enclave des papes semblait minuscule. Par beau temps, au delà du Rhône, on devinait les monts d’Ardèche.

  Un quignon de pain et trois gorgées d’eau suffisaient à notre repos. Détendus, heureux du terme de notre effort, nous entamions la descente. Je me souviens qu’à chaque fois, enchantés par notre parcours comme si un génie bienveillant de la montagne nous unissait une sorte de courant radieux passait entre nous. L’entente et l’amitié étaient à l’œuvre en dépit de tout ce qui nous attendait dans la vallée. Vers la fin seulement  François, impatient de retrouver ses pots, pressait la cadence.

           Il faut dire qu’il en faisait toute une histoire de ses céramiques. Chanteur d’un groupe réputé dans le monde entier, il avait traîné ses guêtres avec ses trois Frères Jacques sur toutes les scènes des grandes capitales. Mais il ne me parlait du passé que pour lui tourner le dos.

  -  Tu comprends, la glaise de Dieulefit est d’une qualité exceptionnelle. On la cuit depuis l’antiquité. C’est pour ça que la fabrique des pots de terre cuite est devenue l’activité principale de la ville. Quand j’étais jeune, en allant au collège, je passais matin et soir devant ces ateliers ou des artisans-artistes faisaient sortir de leurs mains nues des formes aussi belles qu’utiles. Je les enviais, je rêvais de créer comme eux ce que mon imagination me dicterait. Cette passion ne m’a jamais quitté.  

  J’ai appris que François chantait en chœur depuis sa jeunesse, dans des églises ou dans les fêtes, mais il ne m’a jamais dit quelle foucade l’avait conduit jusqu’à Paris, dans un cours de théâtre où il décida avec trois copains de lancer sa troupe. Il ajoutait d’un ton grave.

  -  Quand j’étais en tournée loin de chez nous, je rêvais souvent de mon retour à La Paillette et de ce que j’y ferais. D’accord. On avait du succès, la belle vie, je devais assumer la réussite pour ma femme et mes filles, sans oublier mes partenaires qui, au fil du temps, étaient devenus des amis proches. On vivait ensemble. Malgré tout, que je sois à l’hôtel à Moscou, Montréal ou Chicago j’avais toujours présente cette idée que je reviendrais un jour façonner la terre de Dieulefit, travailler de mes mains,  ici, à La Paillette.

           Il l’avait fait. Le temps venu il avait laissé tomber les lumières de la ville et préparé son refuge à deux pas de la maison que je venais d’acheter. Sa résidence était d’une autre dimension. Elle était composée de plusieurs bâtisses ouvertes sur la place principale du village. Il avait donné deux d’entre elles à ses filles et juxtaposé son atelier au corps principal qu’il habitait, aménagé simplement comme un havre confortable, sans luxe inutile.

  Unique concession au passé, il accueillait de temps en temps des célébrités avec lesquelles il avait entretenu une relation amicale plus soutenue. C’est ainsi qu’on assistait parfois au spectacle, déroutant dans ce village, d’une limousine américaine démesurée, tache bleu azur dans le vert paysage, franchissant le pont de la route de Dieulefit. Sur le siège arrière une vedette, ordinairement un chanteur adulé du public, se retrouvait en pleine cambrouse sous les tilleuls avec son secrétaire, son chauffeur, devant le rare quidam indigène auquel il demandait maladroitement sa route. Je m’amusais beaucoup lorsque j’assistais à ce manège. François devenait alors indisponible  pour une soirée, rarement plus d’une journée, pendant laquelle le passé s’invitait chez lui. Sur ces rencontres il évitait les confidences, comme à son habitude. Je sais seulement qu’elles provoquaient chez lui une fringale créatrice puisque, dans les jours qui suivaient, j’étais immanquablement convoqué à son atelier pour admirer le résultat de la cuisson de sa dernière fournée de céramiques extraordinaires. Si par hasard un pot ou un plat coloré n’avait pas atteint la perfection à laquelle il aspirait, il le déclarait invendable et me l’offrait.

  -  Tiens prends le ! Tu le mettras chez toi ou tu le donneras à des amis. Je suis le seul à le voir mais il a un petit défaut.

  Impossible de refuser sinon il se fâchait, au point que je me suis parfois demandé si la soudaine furie d’activité qui le prenait, n’était pas une sorte de revanche irrépressible sur les longues années pendant lesquelles le public l’avait privé de ce qu’il avait de si cher, l’envie de modeler la glaise noble de ses mains d’artiste.

           Une seule fois, une seule, j’eus droit à un commentaire sur un visiteur. Haroun Tazieff, vieux sage de la terre, venait de quitter le gouvernement. Il profita de sa liberté nouvelle pour s’arrêter chez François son complice et ami de longue date, avant de filer vers les horizons lointains dont il avait la passion.

  Je croisai les deux hommes au moment du départ. Regard d’acier, sourire chaleureux, Tazieff  était un homme lourd, ossu, comme taillé pour la marche ou l’exploit. En chemise, manches remontées, pantalon de velours, chaussures souples, on eût dit qu’il était déjà prêt pour une prochaine aventure malgré son âge. Il nous salua et monta dans son auto, une voiture ordinaire, tout le contraire des américaines des visiteurs fortunés qui passaient par là.

Après les adieux, alors que le véhicule franchissait le pont de Montjoux, François me regarda,

  -  Tu as vu ? Ça, c’est un homme ! Nous sommes amis depuis le premier jour où nous nous sommes croisés, bien avant d’être frôlés par le succès.

           Au fil du temps je finis par comprendre. Sans renoncer au passé dont la gloire l’avait comblé, François vivait chez nous sa vraie vie, celle du créateur solitaire de ses pots dans son atelier au petit matin, la vie des rapports empreints de simplicité des gens de son cru. Cultivant l’humanisme puissant héritié de sa terre protestante, il ne voulait plus des villes ni de l’autorité, des faux semblants ou des attitudes auxquelles oblige la vie sociale lorsqu’on est au sommet. Il voulait bavarder simplement avec de rares amis chers, parmi lesquels j’ai eu la chance d’être compté à table devant un verre de vin partagé, plaisantant ou marchant de compagnie sur nos chemins.

            Un jour, à l’âge mur, on sait pourquoi même si on fait semblant de l’ignorer, on a le sentiment que les années fuient, le temps s’accélère. J‘ai raconté comment François, homme de haute taille au regard clair, conservait force et habileté. Comme n’importe qui malgré tout, il fut rattrapé par le temps, par la lassitude des corps lorsqu’ils ont trop donné, fatigués, usés. Plusieurs séjours à l’hôpital espacèrent nos rencontres.

  Au moment des adieux, des raisons familiales et mon travail me tinrent éloigné de la Paillette. Avec regret de n’avoir pu l’accompagner, j’appris la disparition de mon ami par un mot reçu de la poste. Quand je suis revenu au village, ses filles m’ont raconté qu’il avait jusqu’à la fin conservé conscience et humour entouré des siens. Il abandonna le monde sa bonne humeur intacte.

  Il est donc parti comme il avait vécu, au plus haut de la noblesse du cœur. Aujourd’hui quand je pense à mon ami, je revois l’image de l’acteur-chanteur fantaisiste, le plus grand du groupe de scène qui charmait nos soirées parisiennes, à Bobino, dans son justaucorps rouge. Je les entends chanter comme hier, ses partenaires et lui miment un bateau imaginaire. Ils célèbrent La Marie-Josèphe. A l’arrière du navire, comme sur un esquif roulant sur les vagues, François imite le grand mat, le sourire du public plein les yeux, debout, le bras dressé au ciel, il agite une dernière fois sa main gantée de blanc.

Encore heureux qu’il ait fait beau, qu’il ait fait beau, qu’il ait fait beau.

Encore heureux qu’il ait fait beau et qu’la Marie Josèphe soit un beau bateau.

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22 juin 2021

Les Seynières-6

                                                                   Ch 6. Paulette

             Au fur et à mesure qu’ils avançaient la route devenait chemin. Elle serpentait en montant doucement vers les collines entre des bois clairsemés et quelques cultures. Accompagnant leur progression la forêt s’épaississait, les cultures étaient plus rares. Le ruisseau qui longeait leurs pas s’écoulait doucement, de plus en plus faible, dans une mince rigole. Ils débouchèrent bientôt sur un petit pont au delà duquel s’étalait un lambeau de pré adossé à un talus de pierre.

  -  La source est au fond, annonça Jacques. Nous nous arrêterons là au retour. C’est un bel endroit.

  Encore quelques pas, au détour du chemin les promeneurs se trouvèrent devant la ferme de Gilles. Tous trois connaissaient cet ancien employé des postes à la retraite devenu l’ami de la grand-mère de Lorelei. Gai compagnon, il participait volontiers aux fêtes de famille. Il avait modernisé la ferme de ses parents, la dernière bâtisse du hameau avant les grands bois, pour en faire un agréable domicile. Sans être paysan il persistait toutefois à cultiver quelques champs dont il tirait de quoi alimenter une immense basse-cour, composée de nombreuses espèces aux plumages bigarrés, auxquelles il ajoutait au gré des saisons et de son humeur une ou deux chèvres. Surtout, au beau milieu de son parc trônait une truie, si énorme à force d'avaler force bouillies de céréales et autres maïs,  qu’elle pouvait à peine marcher. Si àgée, installée depuis tellement longtemps dans son enclos, que tout ceux qui passaient s’étaient pris d’affection pour cet animal rare, à l'exemple de son maître qui l’avait élevée, baptisée Paulette par pure fantaisie, et continuait de lui parler comme à un enfant. Paulette, trop vieille pour procréer, profitait ainsi en sus de sa gamelle, des cadeaux que ne manquaient pas de lui apporter les visiteurs de Gilles, comme n'importe quel membre de la famille qu’il convenait d’honorer.

  A l’arrivée des promeneurs une nuée de boules grises à cul blanc s’enfuit parmi les pierres des collines. Il s’agissait de garennes à demi-sauvages que le propriétaire des lieux entretenait dans l’espoir de repeupler les garrigues. Tous les ans il pouvait recommencer car la plupart de ses amis à quatre pattes, s’ils n’attrapaient pas de maladie, étaient décimés par les chasseurs.

 Lorelei s’exclama en riant.

  -  Voilà les détachements avancés de la révolte des lapins. Je les trouve bien peureux. Il va falloir changer leurs habitudes.

  Une planche de terre formant terrasse avait été laissée libre devant la maison pour accueillir les visiteurs qui s’y installèrent. La porte d’entrée était close et Gilles absent pour quelque travail au village. Se retournant vers la plaine Jacques invita ses compagnes à admirer le paysage. Ils étaient arrivés à flanc de colline. Le regard portait loin, embrassait toute la vallée et jusqu’au-delà. Les têtes des grands pins de la forêt de Grignan moutonnaient vers l’ouest, surmontées par le dessin des angles du toit du château de la Baronne. La vue s’arrêtait là, impossible de voir ce qui croissait sous les  arbres. De fait, après Taulignan, les lotissements de villas enclavés dans la verdure, poussaient comme des champignons le long de la route. Il poursuivit.

  -  Regardez la Provence, notre Provence. Autrefois, les coteaux formaient un patchwork de toutes les couleurs. Chaque ferme produisait des blés, en alternance avec des parcelles de luzerne ou de sainfoin, des champs de lavande. Devant les maisons au bord des routes, on vendait des asperges au printemps, en  été des melons savoureux, des colonies de moutons arpentaient les collines là où la pierre ne laisse plus pousser que broussailles et genêts. Tout ça a disparu, remplacé par la vigne qui rapporte davantage. Dans la plaine on ne voit que des rangées de ceps. Les paysans enrichis ont peu à peu transformé leurs pauvres murailles en châteaux et domaines auxquels ils ont donné des noms ronflants. Leurs vins sont excellents, mais en changeant de cultures ils ont changé leur culture, mis leurs traditions au rencart. On ne voit plus de troupeaux. Heureusement, ici et là, un bois de jeunes chênes apparaît pour rompre la monotonie des rangées de souches. Dans quelques années les petits enfants des laboureurs espèrent sous terre y trouver de l’or.  

  -  De l’or, s’étonna Lorelei. Pourquoi de l’or ?

  -  La truffe aime ce sol, elle est difficile à produire et ne pousse pas n’importe où. Les cuisiniers du monde entier veulent en offrir à leurs clients, voilà pourquoi pour certains producteurs elles valent de l’or.

  -  Bof !  Un simple champignon. C’est si bon ?

  -  Le parfum est très puissant. On en met très peu à la fois sinon les plats seraient immangeables.

  -  On n’en a jamais goûté dit Charlotte. Derrière les Saux il y a un bois de chênes, on pourrait aller en ramasser.

  -  Certains cousins ont essayé, précisa Jacques mais personne n’a jamais rien trouvé dans ce bois, que des prunes sauvages, d’ailleurs excellentes en été. Les truffes on les ramasse en hiver, dans deux mois. Il faut un chien dressé exprès pour les découvrir dans la terre.

  -  Puisque c’est ainsi nous reviendrons l’été, chantonna Charlotte sur l’air du Petit Prince a dit. D’accord Lolo ?

  -  Chouette ! C’est dit. Allons voir Paulette.

  Ils passèrent devant la basse-cour. Pendant qu’ils parlaient un paon mâle les avait entendus, dépliait son plumage et, orgueilleux, faisait la roue pour attirer l’attention. L’enclos de Paulette  était juste à côté, cerné par une clôture solide. L’animal s’avança au devant des visiteurs en boitillant sur ses courtes pattes qui devaient porter un corps démesuré. La truie grognait sans qu’on sache si c’était pour leur souhaiter la bienvenue ou réclamer une friandise.

  -  Ne passez pas la main par-dessus la clôture prévint Jacques. Les cochons sont tellement voraces qu’ils essaient d’avaler tout ce qui passe à leur portée, ils ont plus de quarante dents sur la mâchoire. Ce disant il sortit un épi de maïs de son sac qu’il proposa à Paulette, de manière qu’elle puisse s’en saisir sans atteindre sa main. La truie l’attrapa avec un grognement satisfait et se mit à croquer bruyamment. Quand elle eut terminé elle releva la tête, cligna ses petits yeux en regardant les visiteurs, leur signifiant qu’elle attendait la suite.

  -  Terminé, dit Jacques. Tu ne crois pas qu’on va te donner notre déjeuner. Il coupa une jeune branche de chêne qu’il tendit à l’animal. Paulette flaira les feuilles, se détourna d’un air dégoûté, émit un nouveau grognement et partit se réfugier au fond de son enclos. Il y avait là une sorte de cabane aménagée par Gilles qui veillait à ce qu’elle soit toujours pourvue de paille fraîche. Paulette s’y allongea comme une reine, contemplant avec dédain les promeneurs dont elle savait qu’elle n’avait plus rien à attendre. 

  -   Elle n’a pas l’air content, lâcha Lorelei.

  -   Elle est toute seule remarqua son amie. J’ai peur qu’elle s’ennuie.

  - C’est une comédienne, reprit Jacques. Regardez comme elle joue l’indifférence. Son maître vient la voir deux fois par jour. Il la soigne et lui parle. Un cochon familier est aussi intelligent qu’un chien, il peut tenir compagnie à un homme de la même façon. Hélas la plupart d’entre eux sont élevés pour leur viande, on oublie leurs qualités.

  -  J’espère que personne n’aura l’idée de manger Paulette.

  -  Il n’en est pas question. Elle va continuer de vieillir dans son enclos.

  -  Longtemps ? S’intéressa Charlotte.

  -  Entre 20 et 25 ans. C’est la durée de vie de sa race. Quand elle disparaîtra vous serez de grandes filles.

La discussion fit réagir Lorelei.

  -  Tous ces animaux qu’on mange, je me demande si c’est bien ? Il faut d’abord les tuer. C’est comme la chasse. Pire peut-être.

  -  Vrai ! Néanmoins les bêtes se dévorent entre elles. Les oiseaux chassent les insectes, les poissons ont de nombreux prédateurs. Lorsque l’homme ne fait qu’appliquer les lois naturelles on ne peut pas le lui reprocher. L’invention de l’agriculture et l’élevage ont mis fin à l’errance nomade des tribus. A la condition de ne pas les faire souffrir la domestication des animaux fut un grand progrès.

  Jacques mit fin au propos. Il ne voulait troubler la sérénité de la promenade. Pour lui-même il savait quoi penser. Le problème avec l’homme c’est qu’il ne sait pas se contenir. Il occupe tout l’espace à son profit, détruit les espèces qu’il consomme sans préserver l’avenir, pollue les sols avec des excès d’engrais chimiques, finit par contaminer l’air qu’il respire ou sature de déchets l’eau des rivières dans lesquelles il ne peut plus boire ni même se baigner. Le seul prédateur de l’homme c’est lui-même. Si nous ne parvenons pas à respecter la nature, stopper l’accaparement privé de toute chose, le désordre social, la famine, la guerre vont frapper à la porte. Il se ressaisit.

  -  Allez ! On va déjeuner. Le petit pré croisé tout à l’heure nous tend les bras.

           Ils arrivaient près du versant où coulait la source lorsqu’une douleur soudaine transperça sa poitrine. Elle était familière, apparue quelques années auparavant côté cœur elle s’était installée, disparaissait parfois durant quelques semaines pour reparaître, à l’occasion d’un effort ou même sans raison apparente. Pour la maîtriser il fallait s’arrêter de marcher, se reposer un instant. Il donna son sac à Lorelei et demanda aux enfants de trouver une place confortable pour déjeuner, dans l’herbe à côté de la source. Il s’affala sur le talus. La douleur s’estompa, devint supportable. Pour la chasser plus vite il sortit de sa poche un vaporisateur et pulvérisa un peu de trinitrine dans sa bouche. Comme à chaque  crise, il sourit en pensant que la formule de la dynamite, agent destructeur par excellence, devenait un médicamant à faible dose. Il fallait de la nitroglycérine pour lui sauver la mise. Il savait bien que c’est l’usage fait par l’homme qui décide du sort des découvertes, heureuses ou nocives, bienfaisantes ou cruelles, emploi pacifique ou destructeur ?Il se demanda aussi comment  agir pour en transmettre la sagesse autour de lui. Il pouvait toujours essayer avec les deux enfants. S’il fallait expliquer sa faiblesse, on verrait bien. Il se dépêcha de les retrouver avant qu’elles ne s’inquiètent.

           Charlotte et Lorelei attendaient sagement son arrivée, assises sur un tronc d’arbre abattu, commodément disposé au meilleur endroit. L’eau sourdait d’un petit éboulis, recueillie par un simple bout de gouttière qui servait de réceptacle aux infiltrations. Le débit était régulier. A l’extrémité du conduit il suffisait de joindre les deux mains pour recueillir de quoi se rafraîchir ou de présenter sa gourde pour la remplir en un clin d’œil. A l’alignement, un peu plus loin, un bassin se formait qui servait de point de départ au ruisseau qu’ils allaient longer tout au long de leur descente.

Lorelei salua son arrivée.

  -  On a dérangé un rouge-gorge qui était en train de boire. Quel joli coin ! C’est étonnant qu’il n’y ait pas de maison.

Jacques s’assit sur une pierre plate près de la source. Il remplit une bouteille d’eau fraîche puis étala les provisions offertes par Annie.

  -  L’endroit n’est pas favorable pour construire, trop humide, c’est pour ça que l’herbe est si verte. Nous sommes au pied de la montagne, si vous regardez devant nous, en contrebas, le vallon effondré est trempé, il sert de réservoir à la seconde branche de la rivière qu’on a vue de loin ce matin. Et puis, il faut bien laisser un peu de place aux oiseaux. C’est bien un rouge-gorge que vous avez dérangé ?

  -  J’en suis certaine, dit Lorelei.

  -  Alors l’hiver sera rude. C’est du moins ce qu’on dit quand on les voit arriver si tôt en automne. Ils descendent du nord de l’Europe à la recherche de températures agréables.

  -  Ils vont loin, demanda Charlotte ?

  - Certains s’installent pour l’hiver ou sont sédentaires, les autres vont jusqu’en Afrique et reviennent avec les beaux jours. Un fameux parcours pour un si petit piaf, quelques grammes à peine.

  -  Comme les hirondelles, ajouta Charlotte.

  -  Comme les hirondelles et bien d’autres oiseaux. On ne les voit pas toujours passer mais ils couvrent la terre à la recherche de nourriture, de chaleur, d’un endroit pour faire leur nid et élever leurs petits. Hélas, ils sont de moins en moins nombreux.

  -  Pourquoi ?

  - L’espace disponible pour se nourrir ou se reproduire est accaparé par l’homme. Toujours plus ! Et pas seulement autour des villes ou pour les usines. Dans les campagnes lorsqu’une seule culture prend toute la place, certaines espèces ne trouvent plus de quoi se nourrir, elles vont plus loin ou disparaissent. Dans la région le développement de la vigne est un bon exemple. Il y a moins d’oiseaux qu’autrefois dans les champs.

  -  On pourrait leur construire des abris pour les retenir, suggéra Charlotte.

 -   Des sanctuaires pour les oiseaux, des réserves pour les animaux sauvages, ce sont de bonnes idées déjà réalisées dans certains territoires. Le problème c’est qu’elles entrent en concurrence avec les projets d’installation des hommes sur les mêmes espaces, et l’intérêt financier finit toujours par gagner.

  -  Quand même, il doit bien y avoir des endroits où l’homme n’a pas besoin d’aller ou de rester, suggéra Lorelei ?  

  -  C’est assez rare mais j’en connais un, pas loin d’ici. Si vous voulez, je vous raconte l’histoire des tombeaux mérovingiens que j’ai visités dans la région, après le casse-croute. Vous devez avoir faim. Moi aussi.

Ils déjeunèrent. Jacques raconta sa découverte.

                                                                      *       *    

                                                                          *

           « Un soir de printemps mon ami François me rendit visite dans la maison de vacances que je possédais à La Paillette. C'est un hameau du village de Montjoux situé au plus haut de la vallée dans laquelle court le Lez, juste derrière la montagne où nous sommes adossés.

  Montjoux se trouve au pied du sommet le plus élevé de la région avant les grandes Alpes. La Lance, dont je vous ai déjà parlé, culmine à mille trois cent cinquante mètres. Autour d’elle, La Paillette est le point de départ le plus proche utilisé par les randonneurs. Du village il y a tout de même près de neuf cents mètres de montée assez raide à parcourir, une balade de presque six heures que nous avions coutume d’effectuer, François et moi, à chacun de mes séjours. Pour une fois mon ami avait décidé de changer le programme.

  -  Tu connais les tombeaux mérovingiens qu’il y a sur les contreforts de la Lance ? Je suis sûr que non. Si tu veux je t’y emmène demain, j’ai envie de marcher mais je dois être rentré avant treize heures pour recevoir des clients. 

Je fis part de mon étonnement.

  -  C’est quoi cette histoire ? Jamais entendu parler de tombeaux anciens depuis dix ans que je viens au village.

  -  Pas étonnant. Le site, assez confidentiel, est connu seulement des vieux paysans de la commune. On en parle peu pour éviter un afflux de touristes et les dégradations. Bien qu’il ne soit pas assez important pour donner lieu à des fouilles, il a été daté par les archéologues. En fait il ne s’agit pas de tombeaux mais d’un habitat de l’époque des mérovingiens, sans doute un refuge perché dans la montagne pour éviter le contact avec des pillards de passage. Hormis mon fils je n’y ai jamais conduit personne, tu seras le premier. Crois-moi, la visite en vaut la peine.  

Bien entendu, j’acceptai la proposition.

  -  Bon.  Rendez vous à sept heures devant chez moi, comme d’habitude.

           A sept heures du matin le lendemain, à demi réveillé mais un solide petit déjeuner dans l’estomac, je remplis ma gourde en guettant François devant la fontaine du village, près de sa maison, juste avant le petit pont à la sortie du hameau. Levé avant moi, déjà prêt, il m’appela de sa porte et m’engagea à monter dans sa voiture, une antique deux chevaux presque hors d’usage, qu’il s’obstinait à montrer sur toutes les routes du canton, comme un défi aux conducteurs de limousines luxueuses qui envahissaient sa campagne chaque été.

  -  On ne prend pas le sentier de la Lance. A mi-pente on serait obligés de redescendre vers la Malaboisse, ce serait trop long. Il vaut mieux passer par la vallée. On laissera la voiture à la ferme.  

  Nous partîmes à l’ombre dans le petit matin. Le soleil n’avait pas encore dépassé le sommet de Miélandre, l’autre montagne située à l’est de La Paillette où il apparaît à son heure pour inonder la vallée. En direction de Montjoux, pied au plancher la deux chevaux ne dépassait jamais une vitesse raisonnable. Le moteur ronflait. François qui méprisait de ralentir dans les faux plats en traversant la plaine, me balançait de côté à chaque courbe, tant et si bien que je m’accrochai à la portière pour éviter de me coucher sur ses genoux. La journée commençait bien. Un peu plus loin on arrivait dans les gorges, il fut obligé de ralentir contre son gré, il en profita aussitôt pour à pester contre ces fainéants des Ponts et Chaussées qui avaient été incapables de lui tracer une route correcte.

  En vérité, en suivant son cours, la rivière s’encaissait de plus en plus profondément entre des versants de ses rives, jusqu’à se précipiter dans des ravins assez profonds à la hauteur de la Malaboisse. Comme la route suivait la rivière il fallait parcourir de nombreux méandres dans lesquels mon conducteur, certain d’être seul à pareille heure, négligeait le manque de visibilité. Je n’ai jamais osé lui demander s’il voulait me faire peur ou s’il pressait la cadence pour être certain d’être rentré à l’heure pour accueillir ses clients. - J’ai omis de vous dire, François avait créé depuis peu à La Paillette un atelier de poteries d’art afin d’assouvir une ancienne passion pour la glaise. Il ne ratait donc jamais une occasion de montrer ses productions. -  Nous arrivâmes à la hauteur de la ferme où mon guide, souriant et satisfait de ses exploits, gara son véhicule. Je connaissais l’endroit. Les habitants des villages alentours fréquentaient les abords de la rivière. L’été on y conduisait les enfants pour la baignade, entre les cascades de grandes lônes offraient un terrain propice aux pêcheurs. La ferme de la Malaboisse était construite un peu après l’embranchement de la route principale, au milieu d’un plateau qui portait quelques cultures. Tout autour de grands bois prospéraient sur des versants escarpés dont elle avait dû tirer son nom un peu sombre. Sa terre était pauvre, propice davantage à l’élevage. Bien qu’elle fût occupée depuis la nuit des temps, il fallait reconnaître à la famille qui l’habitait du caractère pour persister à prospérer dans ces lieux écartés.

  Juste après le corps de ferme la route se transformait en un chemin qui conduisait jusqu’au sommet de la Lance. François m’invita à le suivre.

  -  Je connais ce passage, fis-je remarquer. Après deux heures de marche on croise l’itinéraire venu de La Paillette au niveau du col.

  -  On s’arrêtera avant pour monter dans les falaises qui dominent sur la droite. Le site est juste sous la barre des roches.

  -  Je suis curieux de le voir. Je n’ai jamais entendu parler de Mérovingiens par ici.

  -  Juste ! Je me suis renseigné. Après la chute de l’empire romain la Gaule a été envahie par toutes sortes de barbares. La région faisait parie du royaume Burgonde qui a été conquis ensuite par les Francs de Mérovée. Il y a donc de bonnes chances pour qu’au septième siècle les habitants de ce site soient des descendants des Burgondes. 

  La montée commença en pente douce sur le sentier au milieu des bois noirs. Au fur et à mesure de notre progression le paysage s’éclaircissait, en nous retournant nous pouvions bientôt embrasser d’un seul coup d’œil les champs et les prés en bordure desquels la ferme semblait rapetisser. Nous arrivâmes sous la falaise. François fit une pause.

  -  C’est là. A partir d’ici il n’y a plus de chemin.

  Nous partîmes droit dans la pente en essayant de suivre de maigres traces au  milieu des pierres, sans doute marquées par le passage des animaux. Ce n’était pas aisé. Il fallait contourner les buissons de genêts, de buis, et des ronciers de cynorrhodons abondants sur ce versant abrupt, tandis que les pas chassaient dans l’éboulis. Après une heure d’efforts nous fûmes au pied du rocher sous lequel une mince bande de terre s’était accumulée. François zigzagua au milieu des broussailles jusqu’à un repli de la falaise qui formait un abri naturel.

           Et c’était vrai ! On ne  trouvait pas de vestiges de tombes mais des traces évidentes dune occupation très anciennes des lieux. A distance égale de la paroi, des creux dans la roche indiquaient l’endroit où des piliers de bois avaient été plantés, afin d’édifier une ou plusieurs huttes capables d’héberger une petite communauté de familles. Au plus profond de l’abri naturel, près du sol, on pouvait deviner la position des feux domestiques grâce aux traînées noires conservées par la roche en surplomb. A côté de chacun des foyers, des silos en forme d’amphore avaient été creusés à même la pierre, si vastes  qu’on comprenait pourquoi certains visiteurs les avaient pris pour des tombeaux. Le nom était resté à tort parmi les initiés mais les archéologues avaient démontré que les hommes qui avaient fondé ce village l’utilisaient en premier lieu comme un refuge, une cache pour leurs récoltes qu’ils dissimulaient à l’avidité des envahisseurs venus de toutes parts. Par-dessus tout, pour vivre en sécurité, ils avaient vue sur tous les points de la vallée qu’ils dominaient.

  Séduits par le mystère et le charme de ces lieux ancestraux, profitant du silence, François et moi examinions tous les points de l’horizon quand, soudain,  un aigle jaillit du sommet de la falaise. Il avait dû cacher son nid dans une anfractuosité.

Vous savez comme le vol de l’aigle est majestueux. Il tournoya un long moment au dessus de la crête, à la recherche des courants d’air chaud qui le portaient puis, lorsqu’il fut à une hauteur suffisante, traversa brusquement le ciel comme une flèche, jusqu’à la crête opposée où il avait coutume de trouver ses proies. Un grand spectacle. »

                                                                  *       *

                                                                       *

            Entraîné par son récit Jacques s’agitait comme au théâtre, ses bras dessinaient la trajectoire royale du roi des oiseaux, son regard transperçait les nues comme s’il voyait encore sa course, au point que les fillettes, captivées, regardaient en l’air en tentant elles aussi, de découvrir un rapace en son vol vertigineux. Hélas, le ciel était vide. Comprenant leur déception le conteur de dépêcha de commenter sa découverte.

  -   En examinant les environs de cet habitat caché, j’ai bien vu qu’il n’y avait pas de place pour un cimetière. Aussi longtemps qu’ils vivaient là je crois que les hôtes des lieux se débrouillaient toujours pour ensevelir les dépouilles de leurs proches dans la vallée, là où les familles revenaient toujours quand les dangers étaient écartés, la paix revenue.

  Car c’est la guerre qui les faisait fuir ainsi dans cette montagne salutaire. Comme une mère dans ses jupes, elle les dissimulait dans les plis secrets de la roche, inaccessibles au milieu des bois épais. Plus tard les Parpaillots persécutés par les compagnies de dragons suivirent les mêmes itinéraires. Encore plus près de nous, la Lance hébergea les maquisards. S’ils étaient attaqués ils fuyaient dans les pentes, escaladaient le firmament, intransigeants défenseurs de la liberté. Nous sommes leurs débiteurs.

  -  Alors, les Mérovingiens de tes montagnes, à quoi ressemblaient-ils ? Interrompit Charlotte. Ils s’habillaient comme nous ?

  -  Sans doute. Une chemise de lin était d’usage courant, chez les hommes comme chez les femmes qui la portaient plus longue. Par dessus ils ajoutaient des culottes bouffantes appelées braies, puis une veste fermée par des agrafes pour les hommes, une robe pour les femmes. En cas de besoin une saie, sorte de manteau de laine plus ou moins long, complétait la tenue.

  -  Pas de peaux ni de cuirs ? C’est étonnant.

  -  Seulement pour les sandales, attachées par des bandelettes ou des lanières. Les produits du tissage étaient déjà abondants bien avant dans l’antiquité.

  Lorelei réagit.

  -  Je me demande comment ils faisaient pour s’en procurer. Il n’y avait pas de supermarché à l’époque.

  -  Il faut croire que les métiers à tisser étaient répandus dans les villages. On pouvait aussi échanger des biens en faisant du troc. En fait on sait peu de choses sur la vie des peuples de la Gaule au septième siècle. Quand l’empire romain a cédé la place aux barbares il y a eu un grand chambardement. La civilisation a reculé, plus personne n’écrivait l’histoire. Les seuls à savoir lire et écrire étaient les moines dans les abbayes. Leurs rares archives rapportent aussi souvent des évènements recueillis par la tradition orale, que des faits auxquels ils ont vraiment assisté. En somme une vérité sujette au hasard de la parole ou à la déformation.   

  -  Dommage, dit Lorelei. S’habiller comme une mérovingienne pour faire la fête aux Saux, ce serait drôle. J’en parlerai à maman. Je suis sûre que l’idée lui plaira.

  -  Oui, chouette! Je veux aussi un costume pour moi, ajouta Charlotte. On dansera une sarabande, c’est ça ?

  -  Je n’en sais rien reprit Jacques. L’écriture musicale a été inventée des siècles après la vie de ces gens. On sait qu’ils chantaient ou dansaient en certaines occasions, pour les fêtes, mais on ignore sur quelle musique. En attendant il faudrait reprendre la balade.

  Ils descendirent jusqu’aux Seynières. La maison d’Annie avait les volets clos. Elle avait dû partir en courses ou chez des amis.

  Arrivés à la fourche, Jacques indiqua aux fillettes attentives la plaque de Victor Guillon dont le nom ressortait entre les herbes. Encore une fois la beauté inspirée des lieux l’impressionna. Il leur montra pourquoi, selon lui, le site semblait si propice à la célébration de la mémoire du jeune homme disparu, comment la flèche élevée des cyprès entourant la croix, semblait rendre hommage à son combat. Un peu émus, le cœur serré, ils partirent tous trois en file indienne dans le sentier étroit.

         Un silence réfléchi, recueilli, s’imposa aux pas des voyageurs. Dans le même temps, le souvenir des grandes heures partagées avec François s’imposa à Jacques. Comme si c’était hier, pendant qu’il marchait la voix de son ami résonna dans sa tête. 

Posté par jean Lissac à 16:11 - Commentaires [0] - Permalien [#]
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