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23 août 2012

Lucie

                                                                      Lucie

                         A Sèvres où je l’ai connue elle se revendiquait cévenole. De ses origines elle avait conservé quelques fières qualités qui rayonnaient parmi nous et quelques stigmates fréquents chez les descendants des marges de la Provence. A l’égal de sa chevelure, un fin duvet sombre ourlait sa lèvre et j’imagine que sa petite taille de fille de paysan des collines d’Anduze avait du contribuer à la ranger dans la catégorie des célibataires endurcies. En revanche, et quelle revanche, elle affichait, d’un œil noir et vif, connaissance des arts et amour immodéré des auteurs français, dont elle enseignait les écrits sans la moindre concession à la médiocrité.

                        Lucie sortait de son lycée pour diffuser la culture aux enfants d’ouvriers de la cité dortoir annexe de Boulogne Billancourt qui constituait le centre de Sèvres à ce moment. Elle se fit donc adopter par un foyer laïque dont elle devint la principale animatrice et bientôt responsable du ciné club, régisseur du groupe de théâtre et personnage de référence pour la conduite du groupe d’ados qu’elle encadrait. A l’époque où Jean Vilar défrichait les banlieues et balbutiait avec Gérard Philippe en Avignon, Lucie emmenait ses ados camper sur l’île de la Barthelasse ou arpenter les Alyscamps et leur ambiance d’outre monde. J’ai découvert là, je le confie, le sentiment toujours présent qu’on peut périr tranquille après avoir partagé la beauté ancestrale des choses.

                        Je n’ose imaginer ce que fut la vie sexuelle de Lucie ni même si elle en avait une tant elle ignorait ou faisait mine de ne pas voir nos attirances ou nos dépits. Le seul amour que je lui ai connu est celui d’un gros matou assez hideux qui trépignait de rage derrière sa porte-fenêtre lors qu’elle la franchissait plus tard qu’à l’accoutumée. Je me souviens bien en tout cas que son tempérament coléreux s’opposait au mien et que je prenais un malsain plaisir à défier sa morale agnostique comme toutes sortes de ses valeurs et  autorité. Malgré, ou peut être à cause de notre exaspération réciproque, j’appris à lire et réciter Rimbaud ou Villon, à aimer le Narcisse Noir, et à conduire ma vie parmi les exigences, en sachant reconnaître la qualité des choses et la valeur des gens.

                        En quelques mois, peu d’années à peine, cette femme que je connaissais peu et que j’appréciais en pointillé accomplit la prouesse de me faire comprendre que je pouvais aimer d’autres choses et gens que moi-même, ou mon plaisir. Je n’ai depuis cessé de mettre cette règle en pratique lorsque j’en ai le loisir ou le courage. J’y inclus la politique pour laquelle elle affichait sa filiation et connivence avec Jaurès, une sorte de voisin de palier de ses idées comme de sa région. Elle s’opposa en particulier publiquement à l’accession autoritaire de De Gaulle à la tête d’une République qu’il réprouvait lui même. Longtemps après, les dérives personnelles répétées des institutions bonapartistes ont cent fois donné raison à une virulence qui m’a époustouflé à l' origine car j’en découvrais les causes.

                        Aujourd’hui, les journalistes courent après  les formateurs d’opinion, célèbres ou non,  pour recueillir leurs avis. C’était autrement et nul n’a jamais consulté Lucie. Pourtant cette femme qui ne m’a rien enseigné directement m’a transmis une idée de prix : l’exigence. J’ai depuis tant récité de vers, tant lu de livres, tant joué de rôles bons et mauvais, tant chanté  la musique sacrée hors des églises ou la musique profane dans les églises, tant aimé, que je lui attribue un fil directeur dans ma vie. De quoi l’inscrire dans le grand registre des passeurs d’idées. 

                        Lucie, l’hiver, avait une passion pour la montagne du  Queyras dont elle nous faisait des descriptions fabuleuses. Longtemps après l’avoir perdue de vue, j’ai visité cette région et l’habitat traditionnel de ses habitants m’a frappé. Tout, de la râpe à pain jusqu’à la couche commune, était rabougri dans les maisons étroites où l’on se baissait pour entrer. C’est que les habitants du Queyras vivaient retranchés dans leurs vallées et leur nourriture était si maigre qu’ils restaient petits. Ces caractères leur permirent de survivre des siècles à l’écart des passages incessants des armées qui franchissaient les Alpes vers l’Italie. J’ai alors pensé à Lucie : sa petite taille et son esprit acéré ressemblaient au Queyras. A l’écart des contingences, sous le mont Viso qui boucle la allée,elle trouvait sa place à jamais, ses Champs Elyséens, ses Alyscamps  perso en quelque sorte.     

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Commentaires
A
Bel hommage.<br /> <br /> (Et puis « Cévenole », quel joli mot !).<br /> <br /> Sommes-nous nombreux à avoir connu un guide, un phare, une Lucie, une luciole pour nous orienter ?<br /> <br /> Moi, ce fut, par privilège, mon Père.<br /> <br /> Il m’a démontré la générosité, le courage de la pensée, le goût de la vie, la modestie et … l’humour.<br /> <br /> Je vis et vécus ses engagements en 36, en 42, en 45, de 54 à 62 et encore en 81.<br /> <br /> Même ceux qu’il put regretter, et moi avec, visaient la justice.<br /> <br /> Quant à l’immense Resnais, c’est lui qui m’amena un dimanche matin à une projection confidentielle de « Nuits et brouillard », c’est moi qui le conduisis à « Providence ».<br /> <br /> Tu n’as pu voir les derniers mais j’ai chaque fois pensé à toi en savourant « On connait la chanson », « Cœurs » et « Les herbes folles » et les autres.
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A
Une rectification et de taille. Ce n'est pas un léger duvet qui ombrait la lèvre supérieure de Lucie R. Mais bel et bien une solide moustache de sapeur et harmonie avec la barbe se son menton. <br /> <br /> Bon c'est dit. Mais ce qui doit se dire c'est que personne (dans mon souvenir) ne l'appelait Lucie mais bien Mademoiselle R. <br /> <br /> (R seulement par respect pour la famille).<br /> <br /> Elle posait des limites ce qui nous permettait de transgresser, élémentaire mon cher Malbec. Je suis entièrement d'accord avec toi, j'ajouterais volontiers, même, un peu d'idolâtrie au nom du temps qui passe, de la mémoire qui flanche. Mais pas au point d'oublier que loin de se limiter aux poètes du Moyen Age et de la Renaissance et nous a conduit vers les Prévert, Cayrol et Resnais.<br /> <br /> Je porte encore en moi et jusqu'à la fin de mes jours le texte de Nuit et Brouillard, texte et film pour moi fondateurs.<br /> <br /> Bravo Jean José pour ce portrait plus tendre que rugueux.<br /> <br /> <br /> <br /> Les tuiles vernissées du marché d'Anduze !
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