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9 novembre 2013

Peyrepertuse

                                                           Peyrepertuse

                         Vertigineux. Le site de la pierre percée où je me rendais autrefois impressionnait la plaine, tant par sa morgue impénétrable déployée sur une droite falaise, que par l’unité indestructible de son imposante maçonnerie avec la roche qui la supportait. Aucune horde sauvage, aucune armée médiévale accompagnée d’engins de siège et d’ingénieurs n’aurait été en mesure de prendre cette forteresse, pensait le visiteur. Et pourtant, depuis l’arrivée de Simon de Montfort en ces terres occitanes jusqu’au bucher de Monségur, la citadelle, soit qu’elle fût trahie soit qu’elle se rendît au plus fort, changea plusieurs fois de maître. 

            Mille ans plus tard, le chemin d’accès que je parcourais était si peu fréquenté qu’il fallait en écarter buissons et broussailles pour le franchir. A l’arrivée on ne trouvait que des corneilles. Elles s’enfuyaient en bande d’un vol lourd en lâchant un croassement de protestation, puis faisaient mine de revenir, certaines que ces ruines leur appartenaient et qu’on renoncerait pour toujours à les déranger. Le bienheureux promeneur pouvait alors méditer solitaire tout son saoul au milieu des nuages et du vent, croire que la vallée, si lointaine qu’on devinait à peine quelques pans de toits effacés au milieu des pins rabougris et des chênes verts, était intacte depuis tout ce temps, son maquis pareil à celui qu’avaient traversé paysans et soldats à qui on ordonna de bâtir cet édifice, incomparable à tout autre puisque ses murailles épousaient à l’idéal le losange massif qui achevait la montagne dans le ciel.  

            Certains jours la tramontane est si violente que la mince tache de la mer au Sud devient aussi violette que l’abîme et son eau glacée hostile aux baigneurs. On sait que ces jours là, depuis qu’elles existent, les voiles latines renoncent à prendre la mer dans le golfe du Lion, que la pêche est mauvaise. Ces jours là on ne tient pas sur les remparts et il vaut mieux se réfugier à leur pied pour écouter les rafales venues du Nord. Il est temps alors, il est lieu, d’oublier l’alentour et d’entreprendre une revue critique du passé. Pareils aux guetteurs du Désert des Tartares, devenons les vigies, les sentinelles de nos châteaux intimes, et là,  quand la mesure distendue des heures n’a plus sens, l’ambiance est propice à compter chacune des pierres de notre vie. Maintenant ou jamais, sans témoins, nous pouvons admettre que, dans chacun des actes dont nous gardons la mémoire, gaie ou triste, nos torts sont davantage le fruit de circonstances que le résultat de nos vices, nos succès dus autant au hasard qu’à nos talents, le bonheur parfois gagné à la fin d’une longue quête pour  accepter sans rechigner l’amour ou les biens que d’autres ont bien voulu nous concéder en retour des nôtres. En chassant l’impatience nous rejoindrons les Justes dont Camus, on fête aujourd’hui le centenaire de sa naissance, célébra qu’ils fussent hommes plutôt que de ployer sous le poids des idéaux qui ont terni un siècle. 

            A Peyrepertuse.  L’ombre succède à la lumière sans que les murailles s’en préoccupent le moins du monde. J’y retournai quelques décennies plus tard. Avec Jeanne, souple campeuse et compagne de rando, nous avions repéré un chemin buissonnant qui menait depuis notre bivouac jusqu’au pied de la citadelle. Nous partîmes au petit matin pour une promenade de plusieurs heures. Sauvage, le sentier ondoyait au travers de  rares  prairies arides entrecoupées  de longues traverses parmi les forêts de chênes verts ou de maquis. J’ai cheminé sans presque parler, joyeux et pressé de me préparer au choc dominateur de remparts impérissables à ma mémoire. A l’unisson, ma compagne respectait mon humeur, le rythme de mon pas, le plaisir de cheminer dans la « houle d’or » des genêts ou parmi les bleuets ou les œillets natifs qui parsemaient de mauve talus et fossés. Derrière un dernier rideau d’arbres le choc eut bien lieu : la montagne apparut d’un coup, magnifiquement haute, supportant les remparts invraisemblables des occitans. Nous restâmes sous le coup du plaisir du but presque atteint pendant la brève traversée du village, jusqu’à ce que le chemin débouche sur une guérite qui barrait l’accès du passage étroit dans la falaise. Juste à côté un champ avait été rasé et goudronné pour permettre l’arrêt des cars et voitures qu’un bonhomme rançonnait à l’aide d’une barrière qui ne se levait que quand il fermait sa caisse. Dans la guérite on vendait boissons et friandises. Peyrepertuse était devenu le grenier à sous des  villageois avisés  dont les champs n’arboraient plus que des chardons. Dépité, je refusai de payer et pris la fuite avec Jeanne sur l’accueillant chemin du retour où nous essayâmes, en guise de consolation, de voir en plusieurs endroits si l’herbe était tendre. 

            Bien plus tard encore à l’aube d’un nouveau siècle, j’ai encore tenté une escapade en Corbières. Ce pays est si petit qu’on passe d’une traite des franges littorales jusqu’aux  montagnes. Dans la plaine, à  perte de vue, les ceps ont envahi les friches ou festoyaient autrefois les lapins, dans les villages les caves à vin devenues opulentes somnolent au soleil. Plus haut, trop haut pour cultiver la vigne, les visiteurs font vivre les paysans. A Peyrepertuse pour en accueillir toujours davantage, on a occulté l’ancien chemin vertigineux. A l’Ouest, au versant opposé, une longue route neuve cingle la montagne comme un coup de fouet pour approcher au plus près les dernières falaises. La surface des parcs a triplé. Sur la route, les auberges succèdent aux boutiques de souvenirs entre les marchands de glaces. En dix ans le site millénaire grand ouvert à la foule s’est transformé en une industrie de rentiers. Dans l’architecture vide de ses murailles toujours impressionnantes, des équipes venues de toute l'Europe errent en groupes compacts à la recherche du passé cathare. En vain, Il se tait.

Avec son âme abolie même les corneilles ont foutu le camp.    

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