Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Mots d'ici
6 avril 2014

Mail

 

                                                                                Mail

             Ce n’est pas du message numérique, de l’email, dont je vous parle, confondu que je suis par cet emprunt à la poste anglaise d’un mot au contresens aujourd’hui trop incontournable, non, je veux parler de la simple promenade ombragée qui ornait autrefois le centre de nos villes et nos villages, jusqu’à en devenir le lieu privilégié où l’on se croise, se rencontre, où l’on se dispute et on arbitre, où l’on se montre le dimanche en ses plus beaux atours pour les unes, sobrement guindé dans un costume sombre de rigueur les jours sans travail pour les autres. On dit qu’il s’agissait à l’origine d’un carré herbeux ou terreux destiné à jouer au croquet, distraction infantile qui se pratique avec un maillet destiné à frapper des boules de buis innocentes. L’usage s’en perdit heureusement et les arbres poussèrent sur nos mails,  jusqu’à devenir parfois si majestueux qu’il devenait indispensable de se rassembler en un endroit si agréable, protégé l’été des ardeurs du soleil par les vastes branches, si tonique à l’automne ou au creux de l’hiver puisqu’on y devisait en marchant comme au bon air de la campagne.

            Je n’oublierai jamais comme mon père arpentait, sans exception tous les soirs après cinq heures, le mail de ma ville. Il y retrouvait l’instituteur, le curé, le maire parfois, le professeur de philosophie, le potard et quelques autres. On se saluait et des groupes  se formaient, au hasard ou par affinités. Seuls l’ingénieur du gaz et celui des Ponts et chaussées ne devisaient jamais ensemble afin d’affirmer croyaient-ils, la suprématie de leur science au regard des autres marcheurs qui s’en fichaient. On démarrait d’un coup et on prenait le pas tout en commentant les nouvelles du jour, politique et sport faisaient florès, et tant pis si l’équipe locale prenait la pâtée un dimanche sur deux ou si le maire avait loupé sa candidature à la députation. On préparait la prochaine. Mon père, moustache au vent et mèche noire en bataille, donnait la mesure, toujours au centre et toujours dans la lumière. J’étais fier de l’énigme de son regard noir sous ses sourcils broussailleux d’auvergnat. Comme moi toute la ville, femmes, enfants vieillards, savait où se trouvaient les marcheurs mais nul n’aurait osé interrompre le rite avant qu’il se termine sous le coup des six heures par une poignée de main ou un coup de menton. Ils étaient tant à leur affaire que je me demande encore si la sirène annonçant l’incendie ou même la guerre, c’est arrivé avant ma naissance, les aurait fait hésiter, ne serait-ce que de trois pas, avant qu’ils en terminent de leur propre chef. 

            Ils étaient entre eux, se connaissaient depuis toujours, au passant ne parvenait qu’un murmure en coup de vent et il n’était pas peine de chercher à connaître la teneur de leurs propos. C’était pour eux, à eux, pas de partage. Dans L’orme du mail Anatole France  s’est glissé dans un trou de souris pour nous conter les dialogues d’un érudit qui lui ressemble avec ses contemporains. Dommage que nos édiles, dont une bonne partie a pris il y a peu une veste mémorable aux élections municipales aient ignoré pour beaucoup d’entre eux de relire ce bon Anatole. Ils y auraient peut-être appris à économiser les veuleries, égoïsmes,  propos malsains, perversités, coups fourrés ou tordus, bassesses et mensonges qui parsèment à foison la vie publique. Peut-être que mon père et ses compagnons  n’étaient pas meilleurs, affaire de circonstances, sans doute le savaient-ils puisqu’ils revenaient tous d’une guerre aux destins peu glorieux, au moins ils se parlaient encore et toujours à l’ombre de leurs arbres. C’était avant la télé.

            Orme ou platane, la géographie en décide autant que le goût des habitants, l’un tend ses branches musclées au firmament tandis que l’autre multiplie le bouclier pprotecteur de son armure de feuilles. Qu’importe, le mail ne sert pas qu’aux marcheurs. Les lavandières le fréquentent à hauts cris en remontant leurs baasines de la rivière. Plus tard au crépuscule, sur un tronc à l’écart, dans l’ombre propice, là où l’écorce s’écaille, des amoureux ont déposé des serments. Certains s’entrecroisent comme un amour chasse l’autre, d’autres s’effacent avec le temps et s’amenuisent comme la vie des couples qui les ont gravés autrefois. Et combien de bécots ont été échangés sous la lune à l’abri de l’épais feuillage ? Seul le tronc par sa taille en a gardé le compte des années. Tout ce qu’on sait c’est que les hanches souples de Sylvie ondulaient sous sa jupe quand elle rejoignait son ami, que les lèvres de Renée étaient aussi savoureuses et chaudes  que la chair des pommes de terre sorties du four, que Charlène riait en douce de toutes fossettes à chaque fois qu’elle avait éconduit un benêt ébahi, à peine moustachu, qui avait entrepris en vain de lui tâter les seins. 

            Orme ou platane, la mémoire du mail garde la cadence des promeneurs, nos pères, qui ont usé les dalles cette place au pas cadencé, et les échos de leur propos murmurent au loin à l’oreille de leurs enfants, leur esprit rôde sans qu’on s’en doute à la fourche des branches. Messieurs les maires tendez l’oreille, écoutez les ! Lorsque le leur place n’a pas encore été pillée par du béton profitable, s’il vous plaît, épargnez nos mails.

Ah que nos pères étaient heureux…

Ah que nos pères étaient heureux quand ils marchaient ensemble.

Publicité
Publicité
Commentaires
Mots d'ici
  • Blog des mots. A partir d'une définition de mots simple, ce blog raconte l'actualité, effleure les sentiments, égratigne les gens et les hommes publics tout en s'efforçant de distraire. Gardons le sourire, les temps sont durs.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Newsletter
Publicité