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4 août 2014

Cingle

                                                                  Cingle

                 J'aime ce mot qui claque, comme un coup de fouet ou même une gifle, j'aime encore davantage cette montagne qui domine la ville où je suis né. Contre le sens commun, il désigne la courbe d'une falaise, il s'agit chez moi d'un point culminant que je me suis approprié comme unique dans l'enfance, avant de découvrir, longtemps après, qu'il fallait le partager avec de nombreux bourgs, villages, lieux dits et autres hameaux ou quartiers qui ont hérité ce vocable occitan de la nuit des temps. Quand même je suis prêt à penser, prêt à parier avec un éventuel lecteur qui aurait son Cingle bien à lui, qu'il s'agit toujours d'un endroit élevé, corniche, abrupt, d'accès difficile sans être inaccessible, chargé des histoires du lieu qu'il désigne et marqué par l'originalité de son paysage.

                  Chez nous je crois que le Cingle inspire le caractère d'une bonne partie des habitants, du moins  ceux qui sont nés ici. Regardez, la ville est tout en bas, mollement étendue auprès de la rivière, bordée au Nord par de vastes collines boisées de châtaigniers, longée au Sud par les plateaux élevés des causses. D'un côté les bois noirs où l'on se risque par une seule voie sinueuse improprement appelée route de Paris, c'est si loin, de l'autre le territoire aride des genévriers, de l'herbe rare et des buissons d'aubépine aussi odorants que traîtres leurs piquants aux mollets de l'innocent promeneur. Je suis le fils de cet asile enfoncé au milieu des collines, de cette terre de failles fertiles cernées par de vastes étendues peu fréquentées, parfois désertes. Ici, on grimpe si on veut voir l'horizon ou bien on se perd  à l'aventure au beau milieu des arbres. Là, on s'est gavés de baies, sans retenue de prunelles acides ou de châtaignes mal cuites, jusqu'à ce que l'estomac proteste violemment. Là encore, on a appris à marcher sans boire lorsqu'on s'était égaré, à respirer la miellée des genêts fleuris en juin avant d'apercevoir, si loin, le clocher des Carmes ou du Puy quand le bourdon des vêpres, effacé par la distance, vous donne l'heure et la direction du retour.  Ici, la rivière scintille au bas de la vallée, vous pouvez suivre ses berges jusqu'aux dernières maisons, rêver en suivant les raviers, vous arrêter au bord des remous pour méditer devant l'infinité inutile des ronds dans l'eau laissés par les poissons. Mais gare au vent si se lève l'orage, si violent parfois parfois qu'il déracine un chêne au milieu du chemin et provoque une montée des eaux, destructrice, incontrôlable comme une colère.

                   Promeneur solitaire, je suis pétri de ces paysages à force de les avoir hantés. Je connaissais par coeur tous les chemins pour aller au Cingle. La montagne s'étageait. En son milieu les noisetiers prospéraient épais, sur des bandes de terre glaise étroites qu'il fallait franchir en escaladant des ravins de plusieurs mètres. Je taillais là dans une provision abondante les fourches de mes frondes et les rameaux bien droits de mes arcs, de mes flèches et tout l'arsenal d'une production guerrière destinée à impressionner les enfants de ma rue qui en faisaient tout autant. Deux ou trois fois par an, je m'armais de courage en négligeant les sentiers et je franchissais seul les quelques dizaines de mètres qui menaient au sommet. Bien qu'assez brève la course était rude, accidentée, on arrivait essoufflé. Il fallait alors avancer sans bruit jusqu'au premier bouquet de genévriers pour débusquer au gîte le lièvre qui avait là ses habitudes. On aurait dit qu'il m'attendait. Il ne bougeait la moindre oreille jusqu'à ce que je le voie de près, alors, d'un bond, poils roux sur son derrière blanc, il filait comme la foudre. Sans être immenses les versants étendus recélaient des creux et des secrets. Quelques vaches, blanches et noires ou brunes de Salers, paissaient dans sa partie basse bordée de cabanes où les paysans entreposaient leurs outils. Loin de l'inquisition parentale de nombreux ados s'y donnaient rendez vous. Les vieilles pierres gardent pour elles les murmures des amoureux. Quand j'eus l'âge d'oublier les chemins du Cingle j'y retrouvai Gisèle, la fille du gendarme ou de l'instituteur, je ne sais plus, qui habitait en bas de ma rue. Ensemble nous franchîmes de nouveaux sommets. 

                   Un jour, longtemps après l'avoir abandonné, j'ai revu le Cingle depuis l'emplacement de ma vieille maison. Je vis alors que ce qui m'était toujours apparu comme une montagne immense, tutélaire et protectrice, n'était en fait qu'une colline un peu élevée. Pour donner davantage d'allure à ce site et séduire leurs électeurs des édiles décidèrent d'y faire bâtir une immense croix de béton, juste à l'emplacement où l'ami lièvre gîtait dans les genévriers. Mon premier mouvement fut de protester contre ce gâchis de nature, puis je me suis dit  qu'il restait bien assez de place pour qu'un autre capucin trouve un endroit pour dormir à son pied. J'ai même poussé la réflexion jusqu'au point d'imaginer que ce monument grandiose, visible de toutes places et rues était une sorte de clin d'oeil à rebours, une marque de leur incapacité à utiliser utilement l'argent public, un symbôle païen à une sorte de divinité qui consacrait leur inanité. J'ai souri et je suis parti. Adieu Cingle.    

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