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9 mai 2016

Nèfle

 

                                                                                           Nèfle

                   Pour que la douceur de ce mot-fruit vous emplisse la bouche il suffit d’y songer. Quand il est à point, sa couleur jaune-orangé donne envie de le croquer sur le champ. Attention ! Il faut agir au bon moment: trop tôt, avant d’atteindre sa maturité la nèfle est âcre, peu juteuse, sa peau veloutée râpe la langue et la gorge; trop tard, après avoir convenablement mûri sa chair se couvre rapidement de taches marron peu appétissantes, puis flétrit et devient immangeable.  Cependant, pour le sage jardinier qui arrive au bon moment pour la cueillir, c’est un régal, un festival de goûts.

                  Bien entendu je vous parle là de la nèfle du Japon, celle qui pousse chez nous dans les mêmes contrées que l’oranger ou dans les îles de l’Océan Indien, si loin que nous les avons un peu perdues de vue depuis notre métropole après les avoir tant aimées, au temps des colonies et de la marine à voile. Parce que la nèfle véritable d’Europe, celle que l’on mange blette après la gelée depuis les Romains, n’est pas facile à trouver et beaucoup moins savoureuse.   

                  A la Réunion on l’appelle aussi bibasse ou bibace, un mot déformé du créole qui me semble peu approprié pour un si joli fruit.  Soucieux d’exactitude, un humoriste inconnu a justement inventé l’expression « t’auras des nèfles », c’est à dire rien, bernique, pour celui qui n’arrive pas à point nommé. De la nécessité d’être à l’heure on n’en dira jamais assez pour participer au festin de la vie. Tant de jeunes sots ont manqué la chance unique de réussir quand il fallait être là, prêt à séduire, armé jusqu’aux dents, juste au moment ou l’être désiré devient vulnérable, chancelle, pourrait regarder de leur côté s’ils avaient la présence d’esprit d’apparaître. Trop tôt, on est importun. Trop tard, la froideur a repris le dessus, il n’y a plus qu’à espérer, ou attendre l’année prochaine la saison des nèfles.

                  On pense aux trains ou même aux avions quand ils sont à l’heure. Il ne sert à rien de piétiner sur le quai en devançant à l’excès le départ. C’est bon pour les anxieux et  je ne suis pas certain qu’arpenter vainement le goudron d’un trottoir de gare calme les angoisses. Pour les retardataires on est sans pitié : il n’y a rien à faire. Il est déjà parti. Ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. Remarques cruelles car, je vous l’affirme, certains trains ne passent qu’une fois. Tel qui aspirait à une promotion lorsqu’un poste serait vacant, fut bêtement ailleurs lorsqu’il fut pourvu. Tel autre qui se rongeait les sangs de désir pour s’asseoir au banquet d’Amphitryon à la Comédie, s’est vu souffler la dernière place de la Générale par un quidam plus avancé dans la queue devant lui. Ah ! S’ils avaient connu les nèfles… 

                 A ceux qui n’ont pas le bonheur d’avoir un néflier dans leur jardin ou dans le parterre de leur immeuble, je veux préciser que la feuille argentée de cet arbre est assez large, persistante en hiver, choit n’importe quand si ça lui chante et sèche lentement, au désespoir de son propriétaire contraint d’en ramasser tout au long de l’année. C’est dire qu’il n’y pas que des avantages à cultiver ce bois.

                 Quand on veut manger des nèfles il convient donc d’être opportuniste. On guette en premier lieu l’apparition des fleurs au sortir de l’hiver. Sur des drôles de branchettes apparaissent alors, une, puis de multiples têtes pelucheuses qui grossissent jusqu’à la taille d’une belle noix. La maturation qu’on espère est furieusement lente, décevante des semaines durant, jusqu’à ce qu’un beau matin, en ouvrant la fenêtre, on découvre ravi que les fruits ont pris une belle couleur orangée, épanouie. Il est temps de goûter la plus belle qu’on choisit. Comme en amour on se déshabille, on pèle la douce chair qu’on presse sur ses lèvres jusqu’à ce que le jus parfumé vous inonde la bouche, on croirait la pulpe d’une pêche qui aurait pris toutes les senteurs des Iles du Sud, inoubliable.                                                                      Il faut se dépêcher de les goûter. Dans deux jours, à peine le temps nécessaire pour en cueillir un petit panier pour offrir à des amis, elles commenceront à se rider, disparaître.   

            Comme le proverbe l’indique, la morale des nèfles ressemble un peu à celle du plaisir dans la comédie de Molière. Mercure demande à la Nuit de prolonger sa course pour aider son père à rejoindre Alcmène sous les traits de son époux. Quand il y parvient, l’aventure parfois tourne court, Cléanthis dévoile le stratagème  et distribue les gifles                                                                           

Nèfle et gifle, deux mots qui s’accordent aussi bien, ce n’est pas un hasard, évidemment.

 

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