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27 mai 2021

Les Seynières-3

                                                                    Ch 3. Le chien

 

             Ils avançaient de concert. Sur le plateau le sentier serpentait entre les rocailles, deux buttes modestes cernées par la garrigue sauvage. Devant eux, à quelques dizaines de mètres, la silhouette d’un grand chien se découpa dans la courbe du chemin et disparut aussitôt dans les broussailles.

  -  Vous l’avez vu ?

  -  Oui !  Les deux fillettes répondirent ensemble.

  -  Je crois que c’est le même que ce matin, dit Lolo.

  -  Je le reconnais, ajouta Charlotte. Il me fait peur, on retourne ?

Jacques les rassura.

  -  C’est un chien de chasse. Il doit courir après un  lièvre où suivre la trace d’un chevreuil. Ces chiens là ne sont jamais méchants.

  -  Quand même, Il est gros.

  -  C’est un beau chien, mais je suis plus gros que lui, surtout plus grand. Les chiens craignent les hommes. Continuons, nous avons fait la moitié du chemin jusqu’aux Seynières.

Tout en avançant les fillettes se rapprochèrent.

Pour les encourager Jacques se mit à chantonner. “Sur les monts, sur les monts…”

  -  Tu chantes quoi ?

  -  Une chanson de marche lente, très rythmée. Elle nous aidera  à avancer. Je vous l’apprends ?

  -  D’accord.

  -  Chaque phrase est chantée deux fois, il vous suffit de répéter après moi.

  Ils se mirent tous à fredonner. Après quelques minutes les fillettes avaient appris le texte et chantaient seules. De temps en temps il reprenait en canon pour les encourager. “La route est longue sur la montagne, et nous allons plein de courage. La route est longue sur la montagne et nous allons chercher le vent…”                                                           

   -  Un jour, à l’école, un monsieur est venu nous faire une leçon sur le vent. C’est la maîtresse qui l’avait invité. La chanson ravivait un souvenir de classe de Lorelei.

  -  Il avait une petite barbe bizarre, ajouta Charlotte, Kévin a dit que c’était un bouc, comme la touffe au menton des chèvres. Tout le monde a ri, mais la leçon était quand même bien.

  -  Le monsieur a parlé des alizés, ces vents qui traversent la mer. C’est grâce à eux que Christophe Colomb a découvert l’Amérique. Je le savais, j’ai  appris en plus que d’autres alizés parcourent les terres depuis la Sibérie. Dans ce cas ils ne peuvent se charger d’eau et finissent par tout assécher quand ils arrivent au Sahara.

  -  Ou pire, reprit Charlotte. Il nous a expliqué que les alizés sont moins réguliers qu’autrefois à cause du réchauffement du climat. Quand ils disparaissent, des tempêtes tropicales de plus en plus violentes se forment. Elles ravagent les îles et pénètrent parfois dans les terres.

  -  Je me demande si elles pourraient arriver jusque chez nous. Tu le crois Jacques ?

  -  Rien n’est impossible. Cependant les montagnes freinent les tempêtes, Elles s’épuisent au dessus des terres. Rassurant, il renonçait à envisager des catastrophes avec les enfants.

  -   Le monsieur du climat nous a dit qu’il y avait beaucoup de tornades  dans certaines régions d’Amérique, intervint Lorelei. Si une tornade traversait la vallée, je me demande ce que ça donnerait.

  -  On réparerait les toits comme en Amérique. Et puis c’est tout, lâcha Jacques, évitant d’énoncer le pire. Pourtant…

             D’un coup il se sentit vieux, impuissant. Au fond de lui une vague d’inquiétude monta. Sans que rien n’y paraisse, tout en continuant la marche, l’appréhension le gagnait. Et si ces paysages, ces champs tracés depuis des siècles, cette montagne de Lance qui pointait au loin sa tête sublime au ciel, ces habitats anciens dont on reconnaissait l’ocre caractéristique des tuiles romaines, étaient menacés de disparition. Demain ?

             Même pas à cause d’un entrepreneur habile qui aurait obtenu le droit d’exploiter le calcaire des collines jusqu’ici intactes, on voyait des exemples des ravages des carrières dans bien d’autres endroits autrefois charmants, même pas parce qu’une lubie des édiles des villages proches aurait entrepris de créer ici, en plein terroir agricole, un nouveau quartier loti de villas, monotones, tristes, comme il en pousse autour de bien des bourgades défigurées.

             Non ! Il imagina, un moment pessimiste, que son cher refuge pouvait disparaître en quelques années, la terre stérilisée, la vallée inhospitalière, comme en n’importe quel autre pays, comme n’importe quel vallon ou colline enchantés, rendus inhabitables par la montée inéluctable des drames climatiques et du réchauffement. Un désert de poussière menaçait  cette terre et tous les paysages ancestraux.

            Malgré ses propos mesurés, Lorelei n’était pas vraiment rassurée.

  -  Le monsieur nous a dit que les vents changeaient de sens en altitude. C’est pour ça que ta chanson parle de chercher le vent dans la montagne ?

  - En principe le sens du vent s’inverse beaucoup plus haut mais il peut varier en altitude moyenne. L’air circule avec la température et tourne sur lui-même, c’est en observant son mouvement constant qu’on prévoit le temps.

  -  Le professeur qui est venu en classe était un savant. Voilà pourquoi il avait un joli bouc comme Tournesol, rigola Lorelei. Charlotte rit avec elle et Jacques se joignit à leur bonne humeur, ravi de cette détente bienvenue.

           Il s’émerveilla encore qu’à l’heure des lecteurs numériques et d’internet, les deux enfants aient eu l’audace de suivre et de retenir tant de leçons sur la nature. Malgré l’accélération vertigineuse des techniques, il pensa qu’il suffirait de peu pour que rien ne soit finalement perdu du monde d’autrefois. Transmettre les connaissances, retracer la vie des générations, surtout préserver les écoliers, raisonnablement, du flot d’informations sans distinction qui menace de noyer les esprits, paralyse l’esprit critique, réduit la pensée autonome, ce n’était pas si difficile.        

           “Les ressources s’épuisent, on va droit dans le mur”. Durant tout l’été c’était devenu l’antienne de toute la presse. Un discours convenu qui ne semblait troubler vraiment aucun personnage officiel, aucun capitaine d’industrie, aucun voyageur, tant ils semblaient tous préoccupés, en priorité, par la croissance des biens, la vitesse de leurs engins ou les épreuves de la réussite personnelle. On continuait à mettre le progrès au dessus de tout sans accepter de voir, Jacques en était maintenant convaincu, que les techniques se retournaient parfois contre leurs créateurs, ou bien devenaient inaccessibles. Trop rare, trop cher, trop sophistiqué pour la majorité.

            L’horreur économique prédite quelques années avant par une essayiste de talent, semblait avoir gagné tous les pans de la société qu’elle menaçait, sans que celle-ci, dominée par une élite aveugle, ne se préoccupe de changer en rien ses habitudes.

             Dieu sait pourtant qu’il en avait fait des défilés et des cortèges. Contre la guerre d’Algérie pendant son adolescence, puis avec les étudiants pour réclamer la paix en Indochine. Enfin, il avait participé à tous les combats pour freiner le bétonnage qui défigurait les banlieues ou stérilisait les terres agricoles autour des villages. En vain. Il avait appris récemment, que plus de la moitié du territoire avait été noyé sous le goudron ou le ciment, en moins d’un siècle, sans que ne s’élève la moindre protestation. Les porteurs de pancarte lassés ne s’indignaient même plus des nouvelles alarmantes. Demain  le monde serait-il viable ?

            Pendant qu’il cogitait, les deux fillettes l’avaient devancé et bavardaient  un peu plus loin, sagement assises sur une grosse pierre.          

  -  Tu crois qu’il est abandonné ? Charlotte s’inquiétait à son tour.

  -  Le chien ? Non. Ici on n’abandonne pas les chiens. Le plus souvent ils s’échappent pour aller se balader, en général ils restent près des maisons.

Charlotte frissonna.

  -  Tu te rappelles le conteur qui est venu un après midi à l’école pour nous lire l’histoire de Cerbère, le chien de garde des enfers ? Il a trois têtes et crache le feu. Personne ne peut s’enfuir devant lui. On pourrait en rencontrer un comme ça, ou quelque chose qui ressemble. On ne sait jamais.

Sa crainte fit sourire Lorelei.

  -  Ou bien un loup, méchant comme le loup des dessins animés. Un Garou qui dévorerait les enfants, comme autrefois. Il y en a peut-être, on va demander à Jacques ce qu’il en pense.

  Interpellé le promeneur se sentit obligé d’expliquer, après beaucoup d’autres, qu’on n’a jamais vu de loups, même en grande meutes, s’attaquer  aux gens.

  -  Et puis les loups venus d’Italie restent dans les Alpes. Ils ne viendront jamais jusqu’ici.  

  -  Tu les as vus ? demanda Charlotte.

  -  Une fois. En rentrant d’une promenade en montagne, j’en ai croisé un qui cherchait à traverser le chemin au crépuscule. J’ai à peine eu le temps de l’apercevoir, il m’a entendu et s’est jeté dans les buissons. C’est un animal farouche. Magnifique et farouche.

  -  Farouche, c’est comment ? demanda Lolo.

  - Il se cache. Il ne sort que la nuit en veillant à rester à l’écart, loin des hommes et des maisons. Il ne veut pas qu’on le surprenne, qu’on connaisse sa famille ou qu’on marche sur les chemins qu’il suit. Il est fier. Enfin, tous les loups ne sont pas en liberté. Certains sont gardés dans des parcs qu’on peut visiter.

  -  Ils sont heureux ?

  -  Je n’en suis pas sûr. En tout cas ils ne sont pas maltraités. Si vous voulez je vous raconte l’histoire de Croc-Blanc, un loup apprivoisé.

Lolo et Charlotte réagirent ensemble.

  -  D’accord.

  Considérant que c’était une sorte de faveur d’éveiller la curiosité des enfants grâce au récit extraordinaire qui avait fasciné sa jeunesse, Jacques entreprit de leur raconter l’histoire inventée par Jack London.

                                                                       *          *

                                                                             *

            Croc-Blanc est né dans le grand nord canadien, à l’époque  de la ruée vers l’or, dans une région sauvage qui s’appelle le Klondike. Au début, à sa naissance, bien entendu il n’avait pas de nom. Il se trouvait avec ses frères et sœurs, dans une tanière cachée, choisie par sa mère sous un rocher au fond des bois, elle avait aménagé là une espèce de gîte confortable avant de mettre bas une portée de louveteaux.

  -  Ouah ! Super, s’exclama Lolo, comme dans un film. C’était quand ? Ça s’est bien passé ?         

  -  Les premiers jours, pas mal. La mère était jeune et le père loup rapportait assez de nourriture pour qu’elle allaite facilement ses petits mais, après quelques semaines, une terrible famine survint. Il faisait très froid et on ne trouvait plus de bêtes sauvages à chasser. Les trappeurs et les chercheurs d’or qui avaient envahi la contrée avaient tout épuisé, ravagé. C’était il y a longtemps, à la fin d’un autre siècle. La famine était si terrible que les tribus d’indiens qui vivaient dans ce pays, s’enfuirent au sud pour se réfugier près des comptoirs installés par les colons blancs, sur la baie d’Hudson.

          Affamé le père des petits loups abandonna la portée, il partit retrouver une meute avec laquelle il espérait traquer les derniers élans encore présents sur le territoire. La mère se retrouva seule. Pour survivre elle dut entreprendre de chasser en laissant ses chiots. C’était un bel animal, pas une louve en vérité, mais une chienne grise échappée d’un campement indien, redevenue sauvage. A l’endurance du loup elle alliait la subtilité apprise des pièges des hommes pour traquer leurs gibiers. Elle survécut, assez difficilement toutefois, si bien qu’elle perdit son lait et fut réduite à tenter de nourrir ses chiots avec une partie de la chair des maigres proies qu’elle prenait et mâchait pour eux. C’était trop tôt. Tous moururent sauf un, le plus vigoureux d’entre eux qui supporta la viande à demi digérée. Au fond de la tanière où il attendait maintenant seul, ses petites canines blanches luisaient de faim jusqu’au retour de sa mère. Se souvenant de la coutume des Indiens de donner un nom aux animaux en signe de respect, sa mère l’appela Croc-Blanc dans leur langage.  

  - C’est dur la vie sauvage, surtout pour les bébés ! C’était au tour de Charlotte de s’exclamer. 

  -  La solitude est toujours difficile mais elle a ses avantages, elle permit à Croc-Blanc de s’endurcir. Bien nourri par sa mère qui n’avait plus qu’un seul chiot à élever, il devint un jeune animal formidable. Parfaitement adapté au monde sauvage, il alliait la puissance de ses ancêtres chiens à la force inextinguible du loup son père. 

  -  Ça veut dire  quoi inextinguible ?

  -  Il peut courir des heures sans se fatiguer, parfois même toute la nuit. Croc-Blanc apprit ainsi à survivre, en cheminant aux côtés de sa mère dans le Grand Nord hostile et gelé. Puis le printemps revint. Le gibier remonta des régions plus chaudes dans lesquelles il s’était réfugié. Les Indiens suivirent les animaux  qu’ils chassaient pour vivre et vendre des peaux. La rencontre entre eux avec Croc Blanc et sa mère devint inévitable. Un jour un trappeur appelé Castor Gris, débusqua les deux solitaires en train de dévaliser un de ses pièges. Tranquilles, ils dévoraient le lièvre qu’il avait pris. Il reconnut la chienne et vit qu’un chiot déjà dégourdi l’accompagnait. Il se dit que les deux fugitifs feraient un bon renfort pour ses chiens de traineau. Au lieu de les effaroucher, il abaissa son fusil et appela la chienne.

  -  Oulala.  Elle a obéi ?

  -  D’après l’histoire, oui. On dit que les animaux habitués à l’homme depuis la nuit des temps ne redeviennent jamais tout à fait sauvages. En tout cas la mère de Croc-Blanc saisit l’opportunité de retrouver la nuit la chaleur des feux de camp, la nourriture assurée par les fusils des chasseurs. Ainsi Croc-Blanc, pourtant à moitié loup, grandit désormais comme un futur un chien de traîneau  dans la meute de Castor Gris.

  -  Il a été accepté ?

  - Pas tout de suite. Dans un groupe les nouveaux venus sont toujours regardés avec curiosité, parfois repoussés. Heureusement Croc-Blanc était protégé par son nouveau maître qui voulait en faire un bon coureur. Il était cantonné avec les jeunes chiens de son âge. Voyant qu’il était différent, certains l’attaquèrent mais ils reçurent de sa part une belle correction de morsures. Un jour, pour se venger, plusieurs jeunes molosses le cernèrent. Habile comme un loup, il s’enfuit  devant eux et, quand ils furent séparés, les battit un par un.

  -  Comme dans la légende de Rome ? Lolo avait retenu l’histoire des Horaces. 

  -  Exactement. Comme dans la légende. Les tribus indiennes vivaient dans un univers sauvage où il fallait parfois s’affronter pour survivre. Croc-Blanc devint le chef craint et respecté de la meute de jeunes chiens du campement, puis, devenu adulte, le coureur de tête du traineau le plus rapide de la tribu.

  -  Si j’ai bien compris il avait mérité sa place. Heureusement le monde n’est plus aussi sauvage. C’est la fin de l’histoire ?

  -  Oh non !  Il connut bien d’autres aventures. Mais tu as raison, le monde a bien changé, parfois dans le bon sens. A sa manière la vie de Croc Blanc en témoigne. Je vous raconte la suite ?

  -  Oui ! Oui ! Mais comment les Indiens l’appelaient-ils? Ils avaient deviné son nom ? Tu crois que c’est possible ?

  -  Je ne sais pas. En tout cas c’est comme ça que Jack London raconte ses exploits. En ce temps là, dans l’univers lointain et froid du Klondike, les hommes et les bêtes étaient confrontés ensemble à une nature hostile. Leur bataille pour survivre les rapprochait sans doute assez pour qu’ils se comprennent. C’est sans doute ce que London a voulu dire à ses lecteurs en  gardant son nom à Croc-Blanc dans toutes les circonstances. Les animaux sont plus proches des hommes qu’on ne le croit, ils méritent notre respect.

  -  A l’école c’est ce que nous dit la maîtresse, releva Charlotte.

Jacques sourit.

  -  Alors tout n’est pas perdu si notre histoire sert de modèle. Sachez que Croc Blanc devint célèbre dans le Grand Nord, à la fois comme chef de traîneau et comme animal imbattable. Ce fut la cause de sa perte.

       A cette époque  les distractions étaient rares. Pour s’occuper et gagner de l’argent certains hommes, les plus mauvais, organisaient des combats entre animaux féroces. L’un d’entre eux, j’ai oublié son nom, comprit qu’il pouvait tirer profit de la réputation de Croc-Blanc. Il entreprit de l’acheter à Castor Gris. C’était facile. Colons et chercheurs d’or avaient apporté avec eux des maladies inconnues. Des épidémies tuaient une partie des tribus, pire que la guerre. Dans les campements affaiblis l’alcool circulait, pervertissait les mœurs et les activités traditionnelles. Une partie des hommes étaient devenus dépendants aux produits importés par les blancs. L’acheteur de Croc-Blanc proposa donc une petite somme, équivalente au gain d’une saison de chasse, à laquelle il ajouta une bonbonne d’eau de vie. Cela suffit à Castor Gris pour qu’il abandonne son meilleur chien. Il le remit à son corrupteur attaché au bout d’une corde.

  -  C’est pas très sympa ! En vrai il ne l’aimait pas, réagit Lolo.   

  - Va savoir, difficile de juger. La vie est dure dans le Grand Nord, l’homme faible et corruptible. Un autre monde naissait dont le nouveau propriétaire était un des visages, sans doute le plus déplaisant. Les Indiens étaient des victimes d’une invasion, les valeurs de leur ancien mode de vie méprisées par les colons. Je crois que le maître de Croc-Blanc assurait à bon compte la nourriture des siens pour le prochain hiver, tout en étant chagriné de le vendre.

  -  En somme on n’a pas toujours le choix, releva Charlotte.

  - Juste ! On s’adapte sans cesse. Plus le monde est dur, plus il demande d’efforts. Pour Croc-Blanc commença alors une période sombre. Pervers, son nouveau patron le battit. Il réussit à le rendre furieux, puis aussi mauvais que lui en le punissant chaque jour à coups de gourdin, alors qu’il était attaché, impuissant, au bout d’une chaîne. Enfin, quand l’animal ne connut plus que la haine, il le lâcha dans l’arène.

  - Trop dur, estima Charlotte. Pourquoi Jack London raconte t-il cette histoire ?

  -  Je ne sais pas vraiment. Peut-être pour décrire la noirceur de certains usages des humains. Il faisait le portrait des organisateurs de combats attirés par l’appât du gain, décrivant aussi le visage sombre de la passion violente des spectateurs pour le sang qui coulait dans les rencontres. Celles-ci se terminaient le plus souvent par la mort du vaincu.

  -  Et Croc-Blanc dans tout ça ? Il ne mourut pas ?

  - Il survécut. C’était un animal exceptionnel qui battit tous ses adversaires. L’homme qui le faisait combattre gagna beaucoup d’argent. Avide, il organisa des spectacles qui attiraient de plus en plus de monde. Croc Blanc dut lutter contre toutes sortes de fauves. Certains étaient plus forts que lui et armés de griffes. Malgré tout, sa rapidité le sauva, il sortait toujours vainqueur de l’arène jusqu’au jour où,…

  -  Jusqu’au jour où ?

            Jacques sourit aux fillettes captivées. Il se sentit soudain plein de tendresse envers leur jeunesse. Leur curiosité était une sorte de baume contre l’amertume des souvenirs inutiles qu’il ressassait parfois.

  -  Vous voulez entendre la suite ? 

  -  Oui ! Oui ! Bien entendu, Lolo prenait les choses en  main.

  - Quand on a commencé une belle histoire on doit aller jusqu’au bout ! Jack London ne s’est pas arrêté avant la fin, lui.

  -  D’accord, mais on avance. Je vous raconte la suite en marchant.

Tous trois reprirent le chemin droit devant eux.

           Les chercheurs d’or venaient au Klondike de tous les coins du monde, parfois accompagnés de toutes sortes de bagages ou de compagnons étranges. L’un d’eux débarqua un jour du bateau avec une sorte de dogue massif, court sur pattes, une mâchoire puissante sous un nez aplati, un corps plein de muscles et d’os protégé par une fourrure épaisse. Dans  cette partie du monde on n’avait jamais vu ça. C’était un chien redoutable, presque invincible, que son propriétaire entendait bien utiliser pour payer son voyage.

  -  Fort comme le Cerbère des enfers ?

  -  Pas vraiment, mais assez bizarre au pays des loups pour attirer la curiosité des spectateurs. A grand renfort de réclame, il proposa donc une rencontre qui devait rapporter une somme importante. Certain de la victoire de son champion, le maître de Croc-Blanc accepta le défi.

             Ce fut un combat inégal, injuste et cruel. Le dogue, planté en plein milieu de l’arène subit d’abord les attaques rapides de son adversaire qui lui lacéra les oreilles et la peau sans qu’il ait le temps de réagir. Il restait là sur ses courtes pattes, hochant sa tête massive, sans sembler vraiment incommodé par le sang qui coulait de multiples entailles dans sa peau épaisse. Lassé, Croc Blanc cessa de l’attaquer, il se contentait de tourner autour de son ennemi en grondant, lorsque le dogue, profitant de sa distraction, le saisit brusquement à la gorge. 

  -  Ouh ! C’est mauvais ça, s’inquiéta Lorelei.

  -  Il pouvait s’échapper ? demanda Charlotte.

  -  Hélas non. La mâchoire du dogue était aussi puissante qu’un étau de fer. Une fois serrée impossible de l’ouvrir. Enfin il fallait compter avec la haine des spectateurs qui s’éveilla. Voyant Croc Blanc en difficulté pour la première fois la foule se mit à vociférer, à huer le champion, à réclamer la mort. La situation devint dramatique. Pendant que les hommes hurlaient, le dogue profitait de sa masse et du moindre mouvement pour avancer sa prise, il tentait d’atteindre la jugulaire de son adversaire. S’il y parvenait c’en était fini.

             Dans la foule il y avait un jeune spectateur  prénommé Scott.  Il n’était pas là pour chercher l’or, il voyageait pour son agrément, découvrir le monde. Son père, un magistrat aisé de Californie l’avait encouragé à faire connaissance avec d’autres peuples, d’autres lieux et usages, loin de sa maison. Il avait choisi de se rendre dans le Grand Nord où la civilisation s’installait à peine. A son retour il aurait bien le temps de choisir un métier, peut être de fonder une famille. Le hasard l’avait conduit au spectacle cruel qu’il avait devant lui. Outré, incapable de supporter la souffrance des bêtes, il sauta dans l’arène et tenta de libérer Croc-Blanc.

  Des cris de protestation s’élevèrent parmi les spectateurs. Scott était en danger. Courageux il sortit un revolver pour intimider les hommes furieux, puis s’en servit pour libérer le cou de Croc-Blanc de la mâchoire du dogue. Il y parvint, si bien qu’une partie de spectateurs, émus par ce combat injuste, se mirent de son côté et applaudirent sa fin.

   -  Bravo ! s’exclama Lorelei. J’espère qu’il a pu le soigner. 

  -  L’audace est parfois utile. En secourant Croc-Blanc, Scott faisait appel aux sentiments les plus nobles des spectateurs. Les meilleurs d’entre eux, plus humains, approuvèrent bruyamment la fin de la lutte. Il releva le chien blessé et se préparait à l’emporter quand le propriétaire intervint pour réclamer de l’argent.

  -  Ton chien ne vaut plus rien, dit Scott, il est à moitié mort.

  -  Cent dollars. C’est mon droit.

Sans hésiter, Scott compta cent dollars de son portefeuille, il les remit à l’homme puis ajouta :

  -  Tu as droit à une prime. Voilà !

Son poing jaillit jusqu’au visage du bourreau qu’il envoya à terre, nez écrasé. Des rires s’élevèrent depuis les tribunes ravies de ce nouveau spectacle tandis que Scott s’éloignait avec Croc-Blanc.

  - Je suppose qu’il l’a soigné et adopté, dit Charlotte. C’est la fin de l’aventure cette fois ? Je préfère quand l’histoire finit bien.

  -  Presque, je résume. Croc- Blanc fut emmené dans la maison du père de Scott où il vécut heureux de nombreuses années, au point d’oublier qu’il était à moitié un loup. Il était devenu aussi doux que n’importe quel autre animal. Il adorait ses nouveaux maîtres, les enfants de Scott, qui s’était marié, jouaient avec lui, ils pouvaient tirer sur sa queue ou monter sur son dos sans qu’il proteste. Enfin un jour…

  -  Un jour quoi ?

  -  Un jour un homme s’introduisit dans la maison. Il portait une arme et voulait se venger d’un séjour en prison auquel le père de Scott l’avait condamné. Croc-Blanc veillait. Bien qu’il commençât d’être âgé, il retrouva ses réflexes de combattant et attaqua l’homme à la gorge. Celui-ci mourut en tirant plusieurs balles sur Croc-Blanc qu’il blessa gravement. Il agonisait quand on le trouva. La  maison secourue, il fallut vite conduire son sauveur dans une clinique pour chiens où il resta longtemps, jusqu’à sa guérison.

  -  N’empêche, c’est juste qu’il ne soit pas mort! Proclama Charlotte.

  -  Tout à fait. Un jour enfin, couvert de bandages, il put retrouver la maison de Scott ou tous l’attendaient. La famille et les enfants lui firent fête quand il avança chancelant au milieu d’eux. Le bonheur revenait. Je me souviens encore de l’émotion heureuse contenue dans la dernière phrase de London.  Placidement, les yeux mi-clos, il s’endormit au soleil.

            Ils marchèrent un moment en silence. Sans qu’il l’avoue, Jacques avait adoré cette fin du roman. Comme une poésie, simple, harmonieuse, sa lumière avait assez imprimé sa jeune mémoire pour qu’il entreprenne, passionnément, de nombreuses relectures du récit de London. Il se savait toujours épris par les habitudes de rêverie sans fin de son enfance. Parfois, guidé par le charme de l’écriture, il revenait souvent aux mêmes livres. Cette manie ne l’avait quitté qu’à l’adolescence, et encore, ce côté fasciné, obsédant, pour ce qu’il aimait ne l’avait jamais complètement laissé. Adulte, il lui arrivait de s’endormir en tentant de ressaisir les sensations aigües éprouvées aux plus riches heures du jour, celles des heures innocentes consacrées à la lecture, au spectacle, les heures parfois tourmentées par les désirs, l’amour, enfin le souvenir des plaisirs accomplis.  

          Bien entendu il ne doutait pas que chacun, à sa manière, agit ainsi. Pour lui, il se demandait seulement si la part du rêve à laquelle il avait laissé tant de place dans son existence, n’avait pas été un frein pour l’action. Depuis l’enfance son identité s’était ainsi construite dans une sorte de réserve, un esprit chimérique, distrait, dissimulant volontiers l’attention aux autres derrière un sourire timide. Cette retenue l’avait sans doute desservi, cantonnant sa vie professionnelle, ou même l’isolant de la vie en société. Lucide, il se moqua de lui-même, sachant qu’au fond il s’était toujours accommodé de vivre ainsi. Un peu de distance avec le regard du monde ce n’est pas si grave, se disait-il, le rêve est un bon moyen de  se réconcilier avec la difficulté d’être.

  Maintenant qu’il abordait la dernière partie de son existence, il se souhaita, son dernier jour une fin sans regrets, comparable à celle de la belle histoire qu’il venait de raconter. Paisiblement, les yeux mi-clos, s’endormir au soleil.

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