Précipice

Il y en a qui font profession de vivre au bord. La peur du vide serait aussi envoûtante que les angoisses qu’elle inspire. Si vous savez pourquoi la majorité d’entre nous éprouvent le besoin de se pencher sur le parapet en haut d’une tour ou de frôler les bords d’un sentier en pente au dessus d’une falaise près de la mer, vous êtes prié de me le faire savoir. Deux mètres en arrière on voit aussi bien le paysage. Avouez. C’est le vertige qui attire autant qu’il rend malade. On n’aime rien tant que ce trouble indescriptible qui vous gagne d’un coup et trahit l'équilibre. Certains y succombent. Je ne suis pas sûr qu’il faille absolument être désespéré pour, tel le défi d’Icare, entreprendre le dernier vol pour l’éternité au dessus d’un précipice.

Les vertiges, il y en a de tous ordres, fascinent. Vertiges communs de la page blanche, de la découverte de l’autre côté de la mer, de l’inconnu(e) avec qui vous avez accepté de prendre un verre ce soir, vertige de l’amour après l’amour ou de l’abandon, avant. Il y a ceux qui courent vers leur perte et ceux que l’on y pousse. En politique c’est un des bons moyens de se débarrasser d’un rival que de le mettre au défi de réaliser l’impossible et il y a toujours un candidat. Vraiment ces précipices sont d’un pratique. Dans l’antiquité déjà les Dieux ne se privaient pas de demander aux Héros de s’attaquer aux pires épreuves ou de résoudre des énigmes indéchiffrables. Pendant que les Immortels rigolaient sur l’Olympe ils détournaient ainsi l’attention des hommes de leurs turpitudes.

Car, voyez-vous, les puissants sont imparfaits et ça n’a pas changé. Le panache en moins, les nôtres sont aujourd’hui ministres ou patrons de multinationales et jouent toujours aux jeux de pouvoir pour détourner l’attention des peuples de leurs turpitudes. On découvre ainsi, trop tard, qu’ils dissimulent le montant réel de leurs titres boursiers comme de leurs rémunérations, que leurs épouses sont parfois assez vénales pour se faire payer par les administrations qu’ils gouvernent et qu’il leur arrive d’abandonner leurs peuples devant le gouffre de dettes incompressibles. On a même vu l’un d’entre eux céder, mesquin, un bout de forêt domaniale en principe inaliénable au patron d’un haras qui s’occupe de ses chevaux deux heures avant de quitter son poste.

Autre principe du précipice c’est qu’on peut le frôler sans le savoir. L’ignorance confine alors à la folie, comme ce personnage de cinéma qui entraînait ses amants au plus haut d’un clocher et les jetait dans le vide sans la moindre conscience ou souvenir de son geste. Enquêteur naïf de cette série de destins funestes le plus fin des limiers amoureux se laissait prendre, jusqu’au dernier geste qui le faisait se retourner et lui sauvait la vie.

Les lieux de chutes célèbres ne manquent pas. Depuis Rome où l’on on précipitait les condamnés du haut de la roche Tarpéienne jusqu‘à Duranus ou les soldats de l’an II furent poussésés dans un vide de 300 mètres au Saut des français pour expier des exactions parfaitement atroces. Qu’on soit en ville ou en campagne il y a donc toujours une tour, un à-pic, un gouffre, une falaise, une crevasse, un redent, un promontoire, même un aven qui vous menace de tomber.

Amis, je vous en conjure par conséquent, regardez où vous mettez les pieds et gardez la tête froide dans la grande aventure comme dans le moindre de vos pas. La vue sur le paysage est toujours en haut. Pas de faux pas, arrivé en bas il n’y a plus rien à voir.

Précipice

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