Anguille

                                                     ANGUILLE

                 Je sais pourquoi je choisis ce mot : sans doute parce qu’il tombe des cordes depuis deux jours. Anguille, par définition c’est humide, gluant, même des viscosités plein la paume si vous la saisissez. Par contre ça ne colle pas ; au contraire l’anguille vous glisse entre les doigts. Un peu comme tout ce qui nous échappe. Frustrant.

                 Pensez ! La dernière idée géniale qui m’est venue en montant les couloirs du métro. Impossible de m’en souvenir. Elle est pourtant tapie dans un coin de ma  mémoire comme une anguille sous une pierre. Allez donc soulever toutes les pierres d’une rivière pour y dénicher une anguille. On n’y parvient pas davantage que de retrouver une idée disparue. Il faut attendre qu’elle revienne et là, bien souvent, c’est idiot mais on n’a plus envie de cette idée là. On est passé à autre chose.

                 Je me  rends compte que le mauvais temps m’a rendu service. Cette idée n’est pas si mauvaise. Prenez vos hommes politiques préférés et demandez- vous lesquels vous font penser à l’anguille ? Il y en a vraiment pas mal ; ce n’est pas difficile de trouver des visqueux dans ce milieu. Et l’anguille dans les rêves. Il y a de quoi en trouver des interprétations : l’angoisse, ce truc humide qui se glisse dans votre dos pendant que vous dormez, cette sensation bizarre que quelque chose d’inconnu et froid se balade dans la jambe de votre pantalon. Pire, ce gros lacet qui se tord dans tous les sens pendant que quelqu’un qui vous veut du mal s’efforce de vous le faire avaler.

                Si vous rêvez d’anguilles ne courez pas chez votre psy, je peux tout vous expliquer. Vous éprouvez une sensation de manque, un objet qui vous ferait plaisir et que vous n’arrivez pas à obtenir, une récompense qui vous a échappé, un mot gentil que votre boss n’a pas dit quand vous avez décroché le dernier contrat, le (la) collègue à côté duquel (laquelle) vous espériez enfin vous asseoir à la cantine et qui est partie déjeuner avec ce(cette) crétin(e ) de machin. Ah vous en avez avalé des couleuvres dans votre travail et ce n’est pas ce midi que vous les oublierez. Au moins détendez-vous. La tarte aux pommes a l’air sympa et vous retrouverez les copains à la machine à café avant d’aller bosser.

                Cette idée de couleuvre pourrait prêter à confusion. Il ne faut pas tout mélanger. Les serpents et les sangsues n’ont rien à voir avec l’anguille. D’abord ils ne sont pas comestibles, du moins pas par ici et beaucoup moins agréables. Souvenez-vous ce film japonais primé à Cannes dont le héros était justement la personnification d’une anguille. Un frustré de la vie comme un peu chacun de nous si on gratte la peau. Celui-là sortait de tôle et avait tout perdu. Alors il se défilait. Il faisait l’anguille avec les femmes et avec la société qui l’avait rejeté : il évitait les flics, les patrons, les forts en thème et même les bonnes œuvres. Jusqu’au jour ou un pêcheur lui apprit à pêcher l’anguille dans le canal à côté.

                 Parce que c’est bon l’anguille, succulent même en matelote ou passé simplement à la poêle avec de l’ail et du persil. Et amusant à pêcher avec ça. Si vous êtes tenté ne la prenez pas avec un canne ou une nasse. Allez plutôt dans le Centre ou le Sud Ouest et demandez-leur de vous apprendre à pêcher comme autrefois, à la pelote ou au parapluie. Vous verrez ce n’est ni cruel ni sauvage, sans hameçon et il y a de quoi s’amuser pendant la nuit. Si c’est pleine lune, avec un peu de chance, vous verrez des anguilles traverser les prés pour se retrouver le ruisseau de leur naissance. Bien sûr, des prés ou des ruisseaux, s’il en reste encore dans le coin qu’un promoteur n’a pas massacrés.

Bonne chance.