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28 juin 2021

Les Seynières-7

                                                                      Ch 7. François

 

           Lorsqu’il se retira à La Paillette, François était un homme célèbre. Une bonne occasion pour des journalistes fouineurs de se pencher sur sa jeunesse à Dieulefit. Ses biographes ont donc rapporté qu’il avait fait partie de la Résistance. Pas étonnant qu’il connût si bien les chemins de la Lance. Et ils sont nombreux, depuis La Paillette et Montjoux, les ruines de Béconne, le mamelon du Pègue, et même Teyssières qui fait la jonction avec la montagne de Miélandre vers le sud-est.

  De son passage dans la Résistance François ne m’en a jamais parlé. Pas même une allusion. Quand je l’ai rencontré il avait autre chose en tête. Il venait d’abandonner sa carrière dans le spectacle et passait la majeure partie de son temps à façonner la terre, tourner les pots, cuire des céramiques, dans la maison où il avait installé son atelier. Celui-ci donnait sur le terrain de tennis municipal aménagé le long de la rivière. La Paillette est la seule commune rurale que j’aie connue dans laquelle on mettait à disposition d’un aussi petit nombre d’habitants un espace sportif de cette sorte. Ouvert à tous les visiteurs il était peu fréquenté, j’en profitais donc largement. Depuis la fenêtre de son atelier François pouvait m’entendre et me regarder jouer. J’avais autrefois fredonné ses chansons, je le reconnaissais pour l’avoir croisé dans le village. Un jour il sortit en tenue de sport et s’accrocha au grillage, une raquette à la main.

  -  Si ça ne vous gêne pas je viens jouer avec vous, ça fera du bien à mes jambes.

  Nous acceptâmes bien volontiers un nouveau partenaire qui, tout en s’excusant d’être un piètre joueur au mal de dos incessant, tapait dans la balle avec l’enthousiasme d’un jeune homme.

           Ce fut le début de notre amitié. La maison que j’avais achetée n’était distante que de quelques pas de la résidence de François. Il passait devant chez moi  pour se rendre à la ville voisine. Dès que je posais mes valises pour un séjour, il arrivait. S’il n’arrivait pas, je ne tardais pas à me rendre chez lui. Nous prenions aussitôt rendez-vous  pour une partie de tennis.

  A cette époque j’étais souvent seul à La Paillette. Mon épouse, victime d’une maladie invalidante, résidait dans un foyer dans la ville de Gap. François adopta ma solitude, entreprit dans la plus grande simplicité de partager avec moi ses connaissances du pays, plus encore de m’initier aux expériences d’une vie plus épanouie. Je l’écoutais volontiers. En retour, sans que je sache vraiment pourquoi, il m’était profondément reconnaissant du temps passé avec lui sur le court, à taper dans la balle pour chauffer ses os ou calmer son dos douloureux. Ayant découvert mon goût pour les chemins de la Lance il ne manquait jamais, à chacun de mes passages, de me proposer un jour pour une escapade.

  C’était un plaisir commun. Nous partions de bonne heure. Après le pont près de sa maison, on laissait la route de Montjoux pour filer tout droit à flanc de montagne, dans un chemin oublié des bergers. La voie était rude, tracée dans la roche pentue, il fallait de bonnes chaussures pour marcher dans les pierres. Au fur et à mesure de la montée, comme à son habitude, François y allait de son commentaire, si connu de moi après quelques années, que je prenais plaisir à deviner quand il allait s’y mettre.

  -  Tu vois ce petit bois sur la gauche. A l’automne c’est plein de petit-gris qui poussent dans l’herbe. C’est là que je viens les ramasser. Un petit panier, c’est assez pour moi et Jeannie. On se régale.

  Un peu plus loin nous longions d’anciens pâturages couverts de fleurs.

  -  C’est ici que je venais cueillir la lavande sauvage lorsque j’étais enfant. C’était bien payé, à la bonne saison mes parents m’envoyaient couper les brins dans la montagne. A l’époque la lavande cultivée était rare, le parfum du lavandin sauvage, le plus fin, était recherché. Je partais avec un casse-croûte, mon baluchon dans le dos et interdiction de redescendre tant qu’il n’était pas plein jusqu’à dépasser ma taille. Je passais des heures à cueillir au milieu des parfums, parfois mon sac était si bourré que je peinais à regagner la maison.

  Après plus d’une heure de marche la laie tournait brusquement dans une pente adoucie. Elle conduisait tout droit à une ferme abandonnée depuis si longtemps qu’un chêne énorme avait eu le temps de pousser au milieu du toit effondré. Devant l’ancienne porte de la ruine un autre chêne, encore plus vieux ombrageait une source d’eau claire. On s’asseyait auprès d’elle dans l’herbe pour se reposer et admirer au loin les premiers contreforts des Alpes. A mon tour j’égrenais quelques souvenirs.

  -  L’année de mon installation, j’avais sympathisé avec un vacancier en pension à l’hôtel de La Paillette. En pleine période de Noël nous avons décidé de faire la Lance malgré le froid et la couronne de neige qu’on voyait d’en bas au dessus de mille mètres. Mon fils de cinq ans m’accompagnait et devait marcher avec nous. Les deux premières heures se sont bien passées mais ensuite il fallut avancer dans une neige de plus en plus profonde. Incapables de renoncer sagement, nous avons pris mon gamin sur le dos à tour de rôle jusqu’à ce que nous parvenions au sommet, complètement épuisés, en retard sur un horaire raisonnable. La nuit tomba quand nous redescendions, avec mon enfant sur les épaules.  Harassé et inquiet j’ai perdu pied, affolé au point d’éprouver une de plus belles angoisses de ma vie. Je nous voyais égarés pour la nuit dans la montagne glacée, craignant de nuire à mon fils la trouille me faisait trembler. Heureusement nous avons fini par arriver à cette ruine. La neige finissait là. Nous étions sauvés. 

  Quand je profitais de mon récit pour allumer une cigarette, François ne manquait jamais la réprimande.

  -  Tu n’es pas à une connerie près ! Fume ! Tout à l’heure dans la dernière grimpette tu seras cent mètres derrière moi.

  Et c’était vrai. Après deux heures pleines de progression entre éboulis et futaies, il fallait franchir une dernière pente à pic sur laquelle il était même difficile de tenir debout. J’ahanais en m’agrippant aux arbres tandis que François, alerte comme un jeune homme, se moquait.

  -  Tu vois, certains des pins auxquels tu t’accroches sont là depuis plusieurs siècles. Avec tes poumons encrassés ils seront encore vivants quand plus personne ne te connaîtra.

  Essoufflé, j’évitais de répondre en essayant désespérément de suivre mon guide. Je n’ai jamais vu de pins aussi majestueux qu’en cet endroit préservé. En vieillissant leurs troncs et branches monumentaux, tordus et courbés par les ans, avaient pris des formes extraordinaires. On eût cru qu’un génie des arbres extravagant allait soudain en sortir pour veiller sur la forêt.

  Enfin on quittait les bois pour monter dans un dernier espace herbeux,  beaucoup moins vertigineux, dans lequel des animaux trouvaient refuge. Troublés, des corbeaux s’élevaient dans le ciel en croassant de colère, un faucon tombait dans la vallée comme une pierre, ailes repliés pour aller plus vite, parfois, après avoir dévisagé les intrus pour reconnaître le danger, on voyait un chamois démarrer dans l’herbage, franchir la crête comme une flèche pour se trouver une autre retraite.

 De son pas aisé François allait jusqu’au sommet, je faisais de mon mieux pour le rejoindre. Il faut dire qu’au débouché sur la plaine la vue était splendide. Plus de mille mètres en dessous l’enclave des papes semblait minuscule. Par beau temps, au delà du Rhône, on devinait les monts d’Ardèche.

  Un quignon de pain et trois gorgées d’eau suffisaient à notre repos. Détendus, heureux du terme de notre effort, nous entamions la descente. Je me souviens qu’à chaque fois, enchantés par notre parcours comme si un génie bienveillant de la montagne nous unissait une sorte de courant radieux passait entre nous. L’entente et l’amitié étaient à l’œuvre en dépit de tout ce qui nous attendait dans la vallée. Vers la fin seulement  François, impatient de retrouver ses pots, pressait la cadence.

           Il faut dire qu’il en faisait toute une histoire de ses céramiques. Chanteur d’un groupe réputé dans le monde entier, il avait traîné ses guêtres avec ses trois Frères Jacques sur toutes les scènes des grandes capitales. Mais il ne me parlait du passé que pour lui tourner le dos.

  -  Tu comprends, la glaise de Dieulefit est d’une qualité exceptionnelle. On la cuit depuis l’antiquité. C’est pour ça que la fabrique des pots de terre cuite est devenue l’activité principale de la ville. Quand j’étais jeune, en allant au collège, je passais matin et soir devant ces ateliers ou des artisans-artistes faisaient sortir de leurs mains nues des formes aussi belles qu’utiles. Je les enviais, je rêvais de créer comme eux ce que mon imagination me dicterait. Cette passion ne m’a jamais quitté.  

  J’ai appris que François chantait en chœur depuis sa jeunesse, dans des églises ou dans les fêtes, mais il ne m’a jamais dit quelle foucade l’avait conduit jusqu’à Paris, dans un cours de théâtre où il décida avec trois copains de lancer sa troupe. Il ajoutait d’un ton grave.

  -  Quand j’étais en tournée loin de chez nous, je rêvais souvent de mon retour à La Paillette et de ce que j’y ferais. D’accord. On avait du succès, la belle vie, je devais assumer la réussite pour ma femme et mes filles, sans oublier mes partenaires qui, au fil du temps, étaient devenus des amis proches. On vivait ensemble. Malgré tout, que je sois à l’hôtel à Moscou, Montréal ou Chicago j’avais toujours présente cette idée que je reviendrais un jour façonner la terre de Dieulefit, travailler de mes mains,  ici, à La Paillette.

           Il l’avait fait. Le temps venu il avait laissé tomber les lumières de la ville et préparé son refuge à deux pas de la maison que je venais d’acheter. Sa résidence était d’une autre dimension. Elle était composée de plusieurs bâtisses ouvertes sur la place principale du village. Il avait donné deux d’entre elles à ses filles et juxtaposé son atelier au corps principal qu’il habitait, aménagé simplement comme un havre confortable, sans luxe inutile.

  Unique concession au passé, il accueillait de temps en temps des célébrités avec lesquelles il avait entretenu une relation amicale plus soutenue. C’est ainsi qu’on assistait parfois au spectacle, déroutant dans ce village, d’une limousine américaine démesurée, tache bleu azur dans le vert paysage, franchissant le pont de la route de Dieulefit. Sur le siège arrière une vedette, ordinairement un chanteur adulé du public, se retrouvait en pleine cambrouse sous les tilleuls avec son secrétaire, son chauffeur, devant le rare quidam indigène auquel il demandait maladroitement sa route. Je m’amusais beaucoup lorsque j’assistais à ce manège. François devenait alors indisponible  pour une soirée, rarement plus d’une journée, pendant laquelle le passé s’invitait chez lui. Sur ces rencontres il évitait les confidences, comme à son habitude. Je sais seulement qu’elles provoquaient chez lui une fringale créatrice puisque, dans les jours qui suivaient, j’étais immanquablement convoqué à son atelier pour admirer le résultat de la cuisson de sa dernière fournée de céramiques extraordinaires. Si par hasard un pot ou un plat coloré n’avait pas atteint la perfection à laquelle il aspirait, il le déclarait invendable et me l’offrait.

  -  Tiens prends le ! Tu le mettras chez toi ou tu le donneras à des amis. Je suis le seul à le voir mais il a un petit défaut.

  Impossible de refuser sinon il se fâchait, au point que je me suis parfois demandé si la soudaine furie d’activité qui le prenait, n’était pas une sorte de revanche irrépressible sur les longues années pendant lesquelles le public l’avait privé de ce qu’il avait de si cher, l’envie de modeler la glaise noble de ses mains d’artiste.

           Une seule fois, une seule, j’eus droit à un commentaire sur un visiteur. Haroun Tazieff, vieux sage de la terre, venait de quitter le gouvernement. Il profita de sa liberté nouvelle pour s’arrêter chez François son complice et ami de longue date, avant de filer vers les horizons lointains dont il avait la passion.

  Je croisai les deux hommes au moment du départ. Regard d’acier, sourire chaleureux, Tazieff  était un homme lourd, ossu, comme taillé pour la marche ou l’exploit. En chemise, manches remontées, pantalon de velours, chaussures souples, on eût dit qu’il était déjà prêt pour une prochaine aventure malgré son âge. Il nous salua et monta dans son auto, une voiture ordinaire, tout le contraire des américaines des visiteurs fortunés qui passaient par là.

Après les adieux, alors que le véhicule franchissait le pont de Montjoux, François me regarda,

  -  Tu as vu ? Ça, c’est un homme ! Nous sommes amis depuis le premier jour où nous nous sommes croisés, bien avant d’être frôlés par le succès.

           Au fil du temps je finis par comprendre. Sans renoncer au passé dont la gloire l’avait comblé, François vivait chez nous sa vraie vie, celle du créateur solitaire de ses pots dans son atelier au petit matin, la vie des rapports empreints de simplicité des gens de son cru. Cultivant l’humanisme puissant héritié de sa terre protestante, il ne voulait plus des villes ni de l’autorité, des faux semblants ou des attitudes auxquelles oblige la vie sociale lorsqu’on est au sommet. Il voulait bavarder simplement avec de rares amis chers, parmi lesquels j’ai eu la chance d’être compté à table devant un verre de vin partagé, plaisantant ou marchant de compagnie sur nos chemins.

            Un jour, à l’âge mur, on sait pourquoi même si on fait semblant de l’ignorer, on a le sentiment que les années fuient, le temps s’accélère. J‘ai raconté comment François, homme de haute taille au regard clair, conservait force et habileté. Comme n’importe qui malgré tout, il fut rattrapé par le temps, par la lassitude des corps lorsqu’ils ont trop donné, fatigués, usés. Plusieurs séjours à l’hôpital espacèrent nos rencontres.

  Au moment des adieux, des raisons familiales et mon travail me tinrent éloigné de la Paillette. Avec regret de n’avoir pu l’accompagner, j’appris la disparition de mon ami par un mot reçu de la poste. Quand je suis revenu au village, ses filles m’ont raconté qu’il avait jusqu’à la fin conservé conscience et humour entouré des siens. Il abandonna le monde sa bonne humeur intacte.

  Il est donc parti comme il avait vécu, au plus haut de la noblesse du cœur. Aujourd’hui quand je pense à mon ami, je revois l’image de l’acteur-chanteur fantaisiste, le plus grand du groupe de scène qui charmait nos soirées parisiennes, à Bobino, dans son justaucorps rouge. Je les entends chanter comme hier, ses partenaires et lui miment un bateau imaginaire. Ils célèbrent La Marie-Josèphe. A l’arrière du navire, comme sur un esquif roulant sur les vagues, François imite le grand mat, le sourire du public plein les yeux, debout, le bras dressé au ciel, il agite une dernière fois sa main gantée de blanc.

Encore heureux qu’il ait fait beau, qu’il ait fait beau, qu’il ait fait beau.

Encore heureux qu’il ait fait beau et qu’la Marie Josèphe soit un beau bateau.

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