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16 juillet 2021

Les Seynières-8

                                                                   Fossiles

                    Le chemin filait presque tout droit le long du ruisseau. D’abord enserré dans un lit étroit presque effacé par la végétation, le courant s’élargissait peu à peu. En plusieurs places de grands arbres avaient poussé, formant une sorte de dais protecteur dont profitait la voie qui suivait la rive. Les promeneurs avançaient à l’aise. Sur leur droite les parcelles de vigne succédaient les unes aux autres. Aucune autre culture. Lorelei rompit le silence.

  -   L’eau commence à couler fort. Jacques,  tu crois qu’il y a des poissons ?

  -  A ma connaissance quelques truites dans les bassins les plus profonds. Quand tes grands-parents ont acheté la ferme il paraît qu’il y avait beaucoup d’écrevisses. Elles ont disparu depuis si longtemps que je n’en ai jamais vu.

  -  Pourquoi sont-elles sont parties ?

  -  La sécheresse. A l’époque ce n’était pas encore à cause du climat. Les paysans étaient pauvres, la plaine se prêtait à la culture des tomates. Pour gagner un peu plus, tout le monde a voulu en planter. Seulement voilà, pour que les plants produisent beaucoup de fruits il faut bien les arroser. Les agriculteurs ont tant puisé dans la Berre qu’ils l’ont asséchée. Tout est mort, truites, écrevisses, les larves et tout ce qui vit dans l’eau.

  -  Ben, il y a quand même des truites.

  -  Celles qu’on voit sont lâchées par la société de pêche. Aujourd’hui l’accès à l’eau est réglementé, on veille à ce qu’elle coule toujours. Mais la souche sauvage des poissons d’origine est perdue. 

  -  Et les écrevisses ?

  -  Fini les écrevisses. C’est pareil dans presque toutes les rivières.

  -  C’est bon les écrevisses ? demanda Charlotte. On n’en goûte jamais.

  -  Très bon. Mais il n’y a pas grand chose à manger. Une fois la carapace enlevée même pas une bouchée. Les pinces contiennent un peu de chair.

  -  Alors pourquoi les faire cuire, c’est idiot.

  -  La sauce qu’on prépare avec les écrevisses fait le régal des gourmands. Quand on les plonge dans l’eau bouillante la carapace se colore de rouge. On dirait qu’on pose un véritable buisson ardent sur la table, magnifique.

  -  Beurk !  Lâcha Lorelei. C’est comme les crabes. On s’amuse à les attraper au bord de l’eau et c’est trop petit pour en faire un vrai plat. En plus ça pince. Elles pincent les écrevisses ?

  -  Et comment.

  -  Alors comment on fait pour les prendre ?

  -  Avec des balances. Bon, pas des balances comme la justice. Ce sont des sortes de petits paniers qu’on attache à une corde. On les jette dans l’eau grâce à une baguette de bois de noisetier au bout de laquelle on a laissé une fourche. Il n’y a plus qu’à attendre. 

  -  Comme ça ?

  -  Au fond de la balance on attache un morceau de viande ou un bout de tête de mouton pour les attirer. Quand il y a assez d’écrevisses on n’a plus qu’à relever le panier avec le bâton et ramasser la pêche sans se faire pincer. 

  -   Il faut être cruel pour faire ça. Tu es cruel Jacques ?

  -  Je ne crois pas. La question ne se pose pas puisqu’il n’y a plus d’écrevisses dans les rivières. Il m’arrive quand même de pêcher des truites.

  -  Tu les tues ?

  -  Oui. Le plus vite possible pour qu’elles ne souffrent pas. Sachez quand même que s’il y a un héron dans la rivière, il attrape autant de poissons à lui seul que tous les pêcheurs réunis, et il les avale vivants. En fait ce qui compte pour l’homme, c’est de veiller au respect des espèces ou à la qualité de l’eau. Pour agir correctement il faut connaître les règles de la nature. Si on les ignore on crée des catastrophes, comme la sécheresse qui a vidé la rivière à jamais.    

              Le silence qui suivit son propos l’inquiéta. Les fillettes ne semblaient pas choquées par ses paroles, elles étaient innocentes de ces travers du monde, tout simplement. Il réalisa alors à quel point les rapports qu’il avait entretenus avec la nature étaient périmés pour les générations qui venaient. A de rares exceptions près les hommes n’avaient plus accès qu’à une campagne domestiquée, souvent dégradée. A l’évidence ils seraient désormais surtout occupés à préserver ce qui n’était pas encore dénaturé, incapables d’en profiter comme leurs pères l’avaient fait. Et s’il était trop tard ? Il tenta de revenir à l’instant présent.

  -  Voyez. Dans les champs cultivés autour de nous il n’y a que des vignes.  Autrefois il y avait du blé dans la plaine, quelques prés, de la lavande sur le coteau, mais c’est bien fini. Seule la couleur des pieds change en fonction de leur âge, aucune variété de végétation.

  -  A la maison les cousins ramènent tout le temps du vin, dit Lorelei. Ils disent qu’il est très bon. Pour en avoir il faut bien cultiver des vignes.

  -  Tu as raison, toutes ces raies se ressemblent, dit Charlotte. Je les trouve monotones.

  - La parcelle où je vous conduis est pleine de cailloux sur lesquels on trouve des coquillages incrustés. Pour avoir un beau raisin, les vignerons labourent la terre en profondeur. Ils remontent ainsi beaucoup de pierres en surface, utiles pour conserver la chaleur du soleil et aider les grappes à mûrir. C’est plus facile pour rechercher les fossiles, expliqua Joseph.

  -  Chouette, il y en a beaucoup ?

  - Beaucoup. L’hiver le gel fait éclater les pierres. Elles se fendent de préférence à l’endroit qui contient un corps étranger. Au printemps il suffit de se promener dans le champ pour en trouver, avec un peu de chance.

  -  La mer a dû rester longtemps pour avoir laissé autant de coquillages ?

  -  Très longtemps. Des centaines de milliers d’années. Peut-être davantage.

  -  Alors, on n’aurait pas pu vivre ici. On serait noyés.

  -  Sans doute. Par chance, l’homme n’était pas encore apparu sur la planète à cette époque. Lorelei intervint.

  -  Je sais, c’est l’époque des dinosaures, comme au cinéma.

  -  On ne peut être sûr de rien. La terre telle que nous la connaissons a mis plusieurs milliards d’années à se former. Elle a subi de nombreux bouleversements pendant lesquels la mer s’est retirée des terres pour revenir, repartir encore. Les espèces animales ont évolué de même, grâce à la sélection naturelle. On a du mal à savoir exactement ce qui est arrivé à la planète. La seule chose sur laquelle on peut compter, c’est la date de formation des roches selon la radioactivité des sédiments, à quelques dizaines de milliers d’années près. Pour le reste on imagine. Je ne suis pas certain que les histoires racontées dans les livres sur la préhistoire soient exactes.

  -  Et les films ?

  - La fantaisie des auteurs sert d’abord à en assurer le succès. Ils n’en manquent pas et savent bien que personne ne prendra le risque de les contredire si le public adore ce qu’ils font.

  -  Finalement c’est comme un conte, remarqua sagement Charlotte. On écoute l’histoire du Petit Poucet sans se demander si l’ogre a vraiment existé. En somme l’ogre serait une sorte de dinosaure qu’on aurait inventé.

       -  Tout à fait. On invente à partir de ce que l’on connaît, c’est ce qui permet de croire à un peu de vérité.

        -  Donc un ogre ne serait qu’un homme grand et gros conclut la fillette.

        -  Et affamé quand même, ajouta Lorelei.

        -  Tout ce que vous dites me semble vrai.

Ils arrivaient à une parcelle qui descendait en pente douce vers la rivière.

  - Voilà. Nous y sommes. Jacques retourna quelques pierres calcaires en bordure du chemin. L’une d’entre elles portait les traces d’une coquille marine en relief.

  -  Regardez bien en marchant entre les ceps. Celle-ci n’est pas belle mais vous devriez en trouver d’autres, mieux conservées.

  Tous trois se mirent à chercher. Après quelques minutes les fillettes appelèrent Jacques. Elles avaient déposé un stock de cailloux de toutes tailles en bordure de la vigne. Souriant, il écarta du tas un tesson de porcelaine et un morceau de tuile cassée.

  -  Ça, ce n’est pas bon. Voyons le reste.

Il examina cinq ou six pierres, du granite marbré de silex.

  -  Pourquoi les avez-vous ramassées ?

  -  On les trouve  jolies, dit Lorelei, on va les ramener aux Saux pour jouer ou décorer notre chambre.

Parmi les dernières découvertes il vit une petite ammonite incrustée dans une pièce de schiste.

  -  Belle trouvaille. J’ai aussi deux coquilles fossiles mais pas aussi bien conservées. Pendant qu’il les leur découvrait les fillettes souriaient de plaisir.

  -  On va les montrer à maman et à tous les cousins. Ils vont être épatés. Mais comment on va ramener tous ces cailloux ?

  -  Dans mon sac dit Jacques. Ce n’est plus très loin. On doit être à moins de cinq cents mètres de la maison de Grany.

             Joignant le geste à la parole il se baissa pour ramasser leurs trésors. Une douleur, plus violente que d’habitude du côté cœur, l’empêcha de terminer son geste. Il s’affaissa contre le talus, il avait l’impression qu’une espèce de croc s’était mis à fouailler sa poitrine, creusait la chair de droite et de gauche pour diffuser le mal dans les zones encore intactes. Il se retint de hurler et se rappela que des symptômes identiques l’avaient conduit à l’hôpital quelques années auparavant. Plié en deux incapable de se lever, il chercha son tube de trinitrine, vaporisa une dose dans sa bouche. La douleur diminua à peine. Il se trouva dans l’incapacité de dissimuler sa faiblesse. Toujours assis, il tenta de rassurer les deux enfants en riant.

  -  Ouf ! J’ai un peu mal mais ça va passer. Aidez-moi à mettre les cailloux dans le sac. Voilà, on y va.

               Il se força à se relever. Quelques pas le soulagèrent mais la violence de l’agression se poursuivait.

  -  On va aller jusqu’au champ près de la maison des Suisses. Il y a un petit pré sous les arbres le long de la rivière. Ce sera parfait pour une pause, le temps que je récupère.

Les enfants approuvèrent et marchèrent lentement avec lui jusqu’à l’endroit qu’il avait désigné. Il s’assit sur le talus.

  -  Je connais ce coin dit Lorelei. L’été on vient souvent ici. Il y a assez d’eau pour se baigner.

  -  Vous pourriez rentrer seules mais je préfère que vous m’attendiez. S’il vous arrivait de tomber ou de vous blesser vos parents m’en voudraient. On a encore plus de deux heures avant la nuit. Je vous propose un jeu.

  -  Bonne idée. Quel jeu ?

  -  Un jeu de réflexion. Tout au long de la journée vous m’avez montré que les contes vous intéressaient. Vous en connaissez beaucoup. Je vous propose d’inventer chacun une histoire et puis on se la raconte à tour de rôle.

  -  Quelle histoire ?

  -  Ce qui vous plaira. Pour vous aider vous pouvez partir d’une lecture ou d’un évènement arrivé à l’école et imaginer la suite. D’accord ? Allez, dix minutes.

Pendant que Jacques se reposait sur l’herbe, essayant de maîtriser sa douleur, Charlotte et Lorelei entreprirent un conciliabule en s’éloignant de quelques pas.

                                                          *               *

                                                                  *

           Assis à l’écart, Jacques se sentait coupable. Pourquoi avoir proposé aux fillettes de l’accompagner dans cette expédition ? D’habitude il se promenait seul. Et s’il se trouvait incapable de les raccompagner ? Il aurait bonne mine devant sa fille, de surcroît il s’attirerait les remontrances des cousins. Et cette fichue douleur qui ne passait pas. Il se demanda si la balade à trois n’était pas le résultat d’une sorte d’orgueil, un moyen de se mettre en lumière, se rendre utile en s’attirant la gratitude de la famille. De fait il était heureux de la confiance que les enfants lui avaient témoignée. Il ratait rarement une occasion de faire partager ses connaissances, quitte à paraître un père-la-morale un peu prétentieux. Sans doute un regret de n’avoir pas poursuivi la voie de l’enseignement à laquelle ses études conduisaient. Tous ses copains de promotion avaient fini profs. Pas lui, il s’était distingué en choisissant l’entreprise.

              Voilà ! Aujourd’hui, malgré son âge il ne renonçait pas à exister, il refusait de se conformer à l’image du vieillard impotent qui s’imposait parfois autour de lui. La douleur était là pour le rappeler à l’ordre. Elle était ancienne. Jusqu’ici il était parvenu à la domestiquer mais les épisodes se rapprochaient. Les médecins lui avaient débouché les artères à plusieurs reprises. Apparemment ce n’était pas suffisant, en tout cas pas dans la durée. Il se demanda comment réagir quand viendrait la dernière échéance. Il n’avait pas peur mais on ne sait jamais, n’est-ce pas ? D’après les philosophes, la vie ne serait qu’un long apprentissage du courage nécessaire pour affronter l’abîme. Si la chance lui souriait, au moment de regarder la mort dans les yeux il pourrait perdre conscience, de quoi rendre le passage plus facile. Il pensa au papier qu’il avait dans son portefeuille : il demandait qu’on ne s’acharne pas à le soigner s’il était dans le coma. Puis il se moqua. En pleine campagne il n’y avait pas grand monde pour tenter de le sauver si la crise était fatale. Il regretterait que les fillettes soient obligées d’aller chercher du secours chez Grany, le spectacle d’un vieillard agonisant n’était pas pour elles. Il fallait chasser ce qu’il craignait par dessus tout, la souffrance.

                  Jacques fit l’effort de se mettre debout et, miracle, le poids de l’enclume qui pesait sur sa poitrine sembla s’atténuer. Il fit trois pas, un peu chancelants, en direction des enfants, l’angine cardiaque devint supportable. Sauvé. Provisoirement. Il respira, sourit et s’assit auprès de ses jeunes amies.

  -  A votre mine réjouie, je suppose que vous avez trouvé de belles aventures. Je me trompe ? Lorelei répondit.

  -  J’ai pensé continuer l’histoire du Chaperon Rouge, à  ma façon.

  -  J’ai eu l’idée d’une île extraordinaire, comme dans Robinson Crusoé mais sans Robinson.

  -  Voilà qui va nous intéresser, qui commence ?

  -  Ben, remarqua Lorelei, et toi ?

  -  Je vous raconterai le bal des abeilles. En attendant je me repose. On t’écoute Lorelei.

                                                

                                                 *   *   *

 

                                        Le récit de Lorelei

 

   Eh bien,  voilà la véritable histoire du Petit Chaperon Rouge. Contrairement  à ce que l’on raconte, la petite fille au bonnet rouge n’est jamais arrivée à la maison de sa Grand-Mère. En sortant de la forêt elle a croisé un joli chat avec de grandes moustaches, le Chat Botté rôdait par là. Elle ne le reconnut pas tout de suite car il n’avait pas chaussé ses bottes splendides. Il l’arrêta.

  -  Ne poursuis pas ton chemin, j’ai vu passer le loup qui se rendait vers la maison de ta grand-mère où il t’attend. J’ai prévenu les chasseurs qui vont le faire fuir. Viens avec moi, je voyage vite avec mes bottes, je te conduirai où tu veux.

   La curiosité n’étant pas le moindre de ses défauts, la jeune fille fut tentée par une autre aventure que celle qui lui était promise. Avec raison elle pensa néanmoins à son devoir.

  -  Je dois porter une galette et un petit pot de beurre à Mère-grand.

  -  Ce n’est plus la peine répondit le chat, ta grand-mère n’en a pas besoin, je devine qu’elle veut préparer de bonnes confitures. Garde la galette, nous aurons des provisions pour la route. Où veux-tu aller ?

  -  Je voudrais aller dans un pays où les lapins sont courageux. Chez nous ils sont trop peureux.

  - Oui. Je connais. C’est le pays des Lapins Blancs, juste à côté de celui des Merveilles. Monte sur mon dos nous y serons vite. Il chaussa ses bottes magnifiques.

Aussitôt dit, aussitôt fait, le Petit Chaperon rouge monta sur le dos du Chat Botté. Ils voyagèrent à une vitesse extraordinaire en direction du Levant, si vite que le soleil avait à peine entamé sa course qu’il se couchait déjà dans leur dos, si vite que la nuit durait à peine le temps d’apercevoir trois étoiles et ainsi de suite. Ils franchirent des rivières et des vallons, des montagnes et des déserts, des villes, des capitales dont on n’aurait pu trouver le nom, et arrivèrent enfin au pays des Lapins Blancs.

Le Chat s’arrêta au beau milieu d’un pré rempli de lapins et dit au Petit Chaperon Rouge.

  -  Bon. Je te laisse faire connaissance. Je vais de ce pas rendre visite au roi des lapins. Si tu veux rentrer voir ta Mère-grand tu n’auras qu’à taper trois fois dans tes mains et j’accourrai.

 Restée seule la petite fille au bonnet rouge examina les lapins d’un groupe qui se tenait près d’elle. Ils sont vraiment tout blancs se dit-elle. Curieuse, elle s’approcha et les interpella.

  -  Vous avez de bien belles fourrures, ce doit être salissant.

  -  Nous faisons très attention répondit l’un d’entre eux, tant que c’est blanc nous restons des lapins courageux, si nous tachons notre fourrure on se sait pas ce qui se passe. Voilà pourquoi nous demeurons entre nous. Dans ce pré les étrangers ne sont pas admis. L’autre jour un renard est venu qui a jeté sur nous des mottes de terre. Nous l’avons attrapé et mis en prison chez le roi.

  -  Votre roi a une prison ?

  -  Une grande. C’est pour ça qu’il est roi, sinon il ne sert à rien. Nous sommes des lapins courageux. Nous ne voulons pas de visiteurs insolents pour organiser des batailles de mottes de terre. Si c’est votre cas vous n’avez rien à faire ici.

  -  Je venais seulement me promener.

  -  On ne peut pas se promener. C’est salissant. Nous voulons rester blancs.

  -  Drôle de pays se dit le petit Chaperon Rouge. Au moins chez nous je peux  marcher librement. Il y a des loups c’est sûr, mais si on a peur on veille à les éviter, même les lapins gris y parviennent le plus souvent. Etre courageux tout seul c’est inutile. Désappointée, elle frappa trois fois dans ses mains. Le Chat Botté apparut.

  -  Alors tu as vu le roi ?

  -  Et comment, il m’a fait visiter sa prison et voulait m’enfermer avec plein de renards. Il paraît que c’est la spécialité de ce pays:  attraper les renards de passage. Je lui ai donné un grand coup de botte qui l’a expédié dans les étoiles et j’ai libéré tous les animaux prisonniers. S’il retombe du ciel ce sera la guerre.

   -  Dans ce cas j’en ai assez vu, dit le Petit Chaperon rouge. L’esprit des lapins blancs est guidé par la folle obsession de préserver leur blanche fourrure, envers et contre tous. Ce pays est triste et dangereux. Perdre la raison pour une idée fixe, c’est une autre façon d’être en prison.

  Ils refirent en sens opposé vers le Couchant le chemin parcouru à l’aller et arrivèrent enfin, à l’heure exacte, à l’orée du bois où ils s’étaient rencontrés. Ils trouvèrent les chasseurs qui avaient mis le loup en fuite. La Mère-grand attendait le petit Chaperon Rouge.

  -  Adieu, dit le Chat. Je pars retrouver mon maître le marquis de Carabas. J’espère que tu as aimé le voyage.

  -   Je suis déçue par le pays des lapins, répondit-elle, mais j’ai au moins appris une chose, chez nous je suis libre de promener à ma guise, je préfère y rester désormais. Adieu.

  Le Petit Chaperon Rouge sourit à sa Mère-grand, lui prit la main pour la conduire dans sa maison où de bonnes confitures attendaient leur venue.                                               

                                                 *   *   *

 

                                        Le récit de Charlotte

             Vous avez certainement entendu parler des aventures extraordinaires du Baron de Münchhausen, cet officier allemand au service du Tsar qui s’échappa d’une ville assiégée par les Turcs au moyen d’un ballon. Il se trouve que ses exploits ont duré jusqu’à nos jours sans que nul ne s’en informe. Ils conduisirent son aéronef, par le plus grand des heureux hasards, au dessus de ma ville des bords du Rhin, pile au moment où je sortais de l’école avec Camille.

  Le Baron, célèbre pour ses farces, ses canulars et ses inventions, nous repéra du haut de sa nacelle et approcha son engin, sans doute à la recherche d’une nouvelle aventure.

  -  Bonjour. Je me présente, Baron de Münchhausen au service des empereurs, je vois à vos sacs bien remplis que vous sortez d’une école. Me  ferez vous la grâce de me dire où nous sommes et en quelle année ?

  -  Bonjour, nous sommes en l’an 2000 et des poussières sur les bords du Rhin. Si vous venez d’Allemagne vous êtes à côté.

  -  Houlà ! J’arrive tout droit d’Anatolie j'ai dormi durant trois siècles. C’est un long voyage dans l'espace, j’ai dû me perdre en dormant si longtemps.

  - Vous êtes loin ajouta Camille. Si vous voulez retourner nous ne connaissons pas le chemin.

  -  Certainement pas, fit le Baron. Mes exploits ont été publiés et ont enchanté des millions de lecteurs. Je cherche de nouveaux horizons, vous avez une idée ?

  -  Si vous posez votre ballon vous risquez d’être dépaysé, dis-je pour prévenir le Baron de grands changements dans le monde. J’aurais bien une idée de destination. J’en rêve souvent depuis que j’en ai lu le récit.

  -  Ah, Ah ! Voilà qui m’intéresse. De quel pays rêves-tu ?

  -  Ce n’est pas un pays, c’est une île du Pacifique. L’île de Robinson Crusoé. On a raconté son histoire à la même époque que celle de vos tribulations. Je me demande à quoi elle ressemble après tout ce temps ?

  -  Ouaish ! Par la barbe du Mameluk c’est à voir. Avec le ballon nous pourrions éviter le détour du Cap Horn en passant par-dessus les Andes. Grâce aux vents d’Ouest la traversée de l’Atlantique sera une simple formalité. Un peu de compagnie me ferait du bien. Je vous emmène ?

 -   Ce serait avec plaisir mais nous sommes attendus. Nous ne pouvons pas abandonner nos familles.

 -   Ne soyez pas inquiets affirma le Baron avec assurance. Vous avez vu que trois siècles pour moi ce n’est rien. Je suis maître du temps, alors un petit voyage et  hop… ni vu ni connu, je vous dépose ici, le même jour et à la même heure que maintenant.

  Je regardai Camille, au fond des yeux de mon ami, brillait la petite étincelle de curiosité qu’il partageait avec moi.

  -  Dans ce cas allons-y. Nous comptons sur vous pour arriver à l’heure.

  -  Ach ! Ach ! Je m’y engage. La ponctualité est une vertu indispensable chez un officier allemand. Embarquez vite.

            Ce fut un fabuleux voyage, comme on n’en a jamais vu, sauf peut-être dans les autres fantaisies du Baron ou dans les contes des Mille et Une Nuits, avec cette différence qu’un trajet en tapis volant, comme celui d’Aladin, eût été beaucoup moins confortable.   Il fallut traverser la France avant d’atteindre l’Océan. Du haut de la nacelle Münchhausen regardait la terre en se disant qu’on voyait dans ce pays les traces des grandes et nombreuses guerres qui l’avaient ravagé. On aurait  même cru qu’il regrettait de n’avoir pas été là pour se couvrir de gloire. Il eut cependant la sagesse de ne pas montrer ses sentiments, afin de préserver les enfants du grand chagrin que les armes causent aux peuples.

  Dans son ballon magique porté par les alizés, la traversée de l’Atlantique fut une formalité jusqu’aux terres d’Amérique. Ce n’est qu’au dessus des Andes que nous courûmes les dangers des vents tourbillonnants, sans doute les mêmes que ceux qui avaient abattu Mermoz dans ces redoutables montagnes au temps de l’Aéropostale. Notre nacelle-panier tournoya dans tous les sens au risque de nous précipiter dans les airs quand le rusé Baron la fit dépasser de si haut les sommets que nous ne vîmes qu’un confetti à la place du pays du Chili.

Nous étions doucement bercés par les brises du Pacifique quand j’aperçus au loin, terre unique au milieu des flots immenses, L’île Robinson, le but de notre voyage. Mon  île.

         Le Pacifique porte bien son nom tant cet endroit secret, inconnu des navigateurs, célébré seulement par de rares écrivains, étalait à nos yeux d’enfants éblouis tous les sages attraits du paradis. En trois secondes le ballon piqua vers le rivage sur lequel il déposa ses passagers. Nous nous trouvions sur une  plage de sable blanc à la finesse inouïe, si bien qu’on aurait dit marcher sur une caresse en le foulant.

  -  J’imagine que c’est ici que se réunissaient les tribus d’indiens hostiles, juste à l’endroit où Robinson sauva Vendredi du sort terrible qui lui était réservé, s’exclama Camille.

            Je proposai à mes compagnons de visiter l’île sur les traces du célèbre naufragé, jusqu’au promontoire d’où il contemplait la mer. Le Baron déclara qu’il préférait se reposer sur la plage, il aurait là tout le loisir de rechercher les vestiges d’anciennes batailles primitives, dont il voulait composer une histoire amusante pour de futurs lecteurs. J’entraînai donc Camille sur les pas des anciens exilés solitaires. Je vous épargne les détails de notre périple mais sachez que ce fut un enchantement. Le sentier qui conduisait au refuge de Robinson recelait des trésors de fruits savoureux dont nous nous régalâmes. Arrivés au plus sommet de l’île nous fûmes accueillis, comme le marin égaré autrefois, par une  petite troupe de chèvres sauvages. Nous sûmes alors que rien n’avait changé sur cette terre écartée de la société des hommes, tout était intact depuis le séjour du fameux héros. Au milieu des parfums capiteux de multiples fleurs exotiques charriés par les brises de l’océan, on pouvait déceler les bienfaits de la nature qui en avaient fait un endroit idéal pour cultiver la sagesse de ses habitants, prisonniers à l’écart du monde.

         Camille et moi comprenions ensemble le sens de cette légende, un appel à jouir du Pacifique. Toutefois, nous étions un peu tendres pour décider de rester. Les efforts nécessaires pour vivre à jamais dans la solitude faisaient peur à notre jeunesse, nous décidâmes à regret de rejoindre nos familles. Sur la plage, avant de monter dans le ballon, nous fîmes quand même serment de toujours rechercher à égaler les qualités morales de Robinson, ce noble caractère qui entreprit d’éduquer son compagnon, l’ancien esclave, pour en faire son égal. Savoir, échange, partage, régnaient naturellement dans ce refuge au milieu des mers Tant de mérites qu’ils furent réinventés de nos jours par un autre grand auteur, celui qui rédigea Les Limbes du Pacifique pour louer le caractère de Vendredi.

            Nous repartîmes. Homme de parole, Münchhausen nous déposa à l’endroit et à l’heure prévus. Il n’y eut qu’un léger contretemps. Alors que je me croyais sur le chemin de retour de l’école, je me retrouvai brusquement dans mon lit au petit matin. Le réveil sonnait l’heure du lever. J’étais seule. J’avais rêvé du paradis.

 

                                               *    *    *

                                                          

                                        Le récit de Jacques

             J’ai rencontré Muriel il y a plus de trente ans au cours d’une randonnée dans le sud des Alpes. 

          Célibataire, à cette époque je rompais la solitude en fréquentant un groupe de marcheurs qui sillonnait le Mercantour, massif parsemé de lacs dans lequel plusieurs sommets dépassent les trois mille mètres. Ce jour là Muriel, notre accompagnatrice, avait décidé de l’itinéraire. Sportive entraînée, notre guide était une jeune femme souriante, brune provençale à la chevelure balancée au vent, yeux noisette toujours prêts à  pétiller de malice à la moindre plaisanterie. Son allure tonique vous poussait à l’effort. Nous étions six, pressés de rejoindre avant la nuit le refuge de Longon au départ du hameau de Vignols. Pour vous donner une idée de la difficulté du trajet, sachez que la montagne proche qui domine le refuge s’appelle le Mont Démant.

            Pour parvenir à Vignols il faut suivre pendant environ six kilomètres un cours d’eau qui recueille les eaux du plateau immense qui le domine. Ce ruisseau porte un nom séduisant et doux dont je ne suis jamais lassé, la Vionaine. Arrivé à la source on attaque une pente abrupte qui conduit au refuge. Ce n’est pas le moindre des charmes de cette sorte de promenade que de permettre au randonneur de passer de longues heures à bavarder, de tout et de rien, avec ses compagnons. Nous étions fin mai, la nature explosait, nous cheminions entre des haies de genêts couvertes de pétales odorants, si abondants que je m’en extasiai. Muriel avait deviné sans peine que, habitué des villes, je découvrais son univers si différent.

  -  Tu vas voir. Au fur et à mesure que nous avançons la végétation et les fleurs vont changer. Un peu plus loin les maquis vont remplacer les genêts. Leurs corolles ont des teintes plus délicates, les fleurs sont moins éclatantes, mais  tout aussi parfumées. Après, en grimpant sur le plateau on ne trouve plus que des plantes au ras du sol. Les rhododendrons font concurrence à la sarriette mélangée au thym et à la lavande. Je ne sais pas si tu as remarqué, tous ces genêts sont couverts d’abeilles.

  -  Je n’avais pas fait attention. C’est vrai, j’en vois beaucoup.

  -  Elles sont réveillées depuis peu et s’activent pour nourrir la colonie après l’hiver. Je connais l’apiculteur qui monte ses ruches par ici. Il en a une quarantaine, les voici juste en face.

Muriel me montrait une ribambelle d’essaims installés dans leur abri de bois, sur une butte de l’autre côté de la rivière.

  -  Impressionnant. Elles font beaucoup de miel ?

  - S’il y a assez de fleurs elles peuvent produire jusqu’à quarante kilos par ruche. Ici c’est l’endroit idéal. Moi, j’en ai deux dans mon jardin. J’habite à côté de Grasse, l’an dernier j’ai récolté vingt kilos dans chaque. Passionnée elle entreprit de me raconter la vie des ouvrières du miel.

          Et c’est ainsi que je devins l’ami des abeilles. Quelques semaines après  Muriel m’invita à dîner afin de me montrer son élevage et l’installation dans laquelle elle récoltait son nectar.

  -  Je suis un peu déçue car j’ai perdu beaucoup d’abeilles pendant l’hiver. Au printemps mes deux colonies étaient exsangues. Elles n’ont pas réussi à récupérer et on arrive dans une période de forte chaleur pendant laquelle il y aura moins de fleurs. Autrefois les apiculteurs de la région transhumaient leurs ruches en montagne en juillet pour profiter de la floraison en altitude. Je vais être obligée de faire de même si je veux récolter un peu de miel.

  -  Sais-tu où aller ? Tu ne peux pas déposer tes ruches au hasard.

  -  Oui. J’ai sympathisé au cours d’une rando avec un agriculteur retraité prêt à héberger mes ruches. Il habite un hameau isolé dans une vallée proche des Hautes-Alpes. Il ne cultive plus ses terres mais il a conservé des essaims qu’il élève à l’ancienne, de simples faisceaux de paille attachés à des piquets de bois  plantés devant sa maison.

  -  J’aimerais voir ça.  

  -  Tu n’as qu’à m’accompagner. Prévois deux jours. On ne peut transporter les abeilles que pendant la nuit, il faut attendre qu’elles soient toutes rentrées à la ruche. Nous partirons le 16 juillet avec la pleine lune. Elles seront plus faciles à installer, elles détestent la lumière artificielle.

              Intrigué et heureux à la fois de participer à un évènement rare,  je pris rendez-vous avec Muriel à la date convenue. 

            A l’heure dite, le 16 juillet, je la retrouvai dans son jardin. Le crépuscule arriva doucement pendant que nous bavardions. Au fur et à mesure que la lumière baissait des groupes d’insectes, de plus en plus nombreux, regagnaient  leur maison. A la fin, lorsqu’il n’y eut plus que quelques égarées, Muriel alluma un enfumoir, étourdit d’encens ses abeilles, puis me demanda de clouer les planches qu’elle posait à l’endroit adéquat pour fermer les ruches sans en empêcher la ventilation. Nous étions prêts.

  -  Mon frère m’a prêté sa fourgonnette. Comme ça nous pourrons voyager isolés des ruches. Notre présence ajoutée aux cahots de la route pourrait les énerver.

            L’expédition fut assez longue. Pour atténuer la chaleur de juillet, nous roulions toutes fenêtres ouvertes. Il fallait éviter les ornières afin de ménager le repos des colonies. Après plusieurs heures de conduite sur une route nationale on trouva l’embranchement qui menait à un col puis, en pleine nature, au hameau dans lequel l’hôte de Muriel avait sa maison.

           Je ne sais si vous avez déjà tenté une escapade pareille. En pleine nuit d’été, dans les virages d’une route de montagne au milieu des bois, c’est un bouquet de sensations à fleur de peau, un flux d’odeurs mêlées qui monte dans la fraîcheur de la nuit. Le moindre mouvement, quelque branche froissée par le vent, vous frémissez, non pas de la peur vraiment, mais de l’ignorance inquiète de ce qui pourrait arriver dans le noir. Le bruit du moteur qui ronronne vous rapproche du monde, c’est vrai. Et s’il s’étouffait, là, loin de tout ? En tout cas c’est ce que j’éprouvais. Une sorte d’inquiétude irraisonnée.

           Nous arrivâmes au hameau vers une heure, au beau milieu de la nuit. La lune, ronde et blanche comme une bille d’agate, était déjà haut dans le ciel. Un mince fanal au dessus de sa porte d’entrée attestait qu’Humbert, l’ami de Muriel, attendait. C’était un homme âgé, les traits burinés sous des cheveux argentés. Un montagnard toujours mince et actif, une voix agréable, amicale.

  -  Eh bien ! Vous en avez mis du temps. Il faut vite s’occuper des abeilles. Je vous ai préparé un emplacement sur le plateau derrière la maison. Montez voir si ça convient. Pendant ce temps je sors les ruches de la voiture et je trouve de quoi les transporter la haut. Vous verrez, vous serez peut-être étonnés.

         En effet l’aube n’allait pas tarder à poindre. Il fallait se dépêcher d’installer les abeilles, les libérer avant le jour pour leur permettre de reconnaître leur nouveau domaine. 

         A la lueur de la pleine lune, la montée fut aisée dans un sentier qui serpentait sur quelques centaines de mètres jusqu’au plateau. Et là, miracle…ce fut un incroyable spectacle. Profitant de la lumière de l’astre des nuits comme d’un lampion de fête, des milliers, des millions, une myriade d’abeilles, s’étaient donné rendez-vous sur ce plateau retiré, intact de toute empreinte humaine depuis la nuit des temps, de toute part le ciel bourdonnait d’essaims immenses qui le parcouraient à la rencontre d’autres escadrilles tout aussi considérables. Toutes dansaient dans l’air, en rond, en huit, en ondulant comme on voit la forme de leur vol dans les manuels, sans autre but apparent toutefois que de participer à une sorte de jamboree, de rencontre païenne vouée à la célébration de la nature éternelle. Muriel s’exclama...

  -  C’est le bal des abeilles. Je ne pensais pas y assister un jour, je croyais à une légende, mais c’est donc vrai. A ses côtés je restais complètement étourdi, béat. L’esprit plus éveillé, Muriel jeta un coup d’œil rapide à l’emplacement prévu pour ses ruches.

  -  Ça ira ! Descendons, Humbert va nous expliquer ce qui se passe.

             Nous rejoignîmes notre ami, curieux d’entendre son commentaire.

  -  Les as-tu vues ? Des millions d’abeilles rassemblées sur le plateau en pleine nuit, on dirait que la clarté les a rendues folles.

  -  C’est la première fois que j’y assiste. A ma connaissance c’est déjà arrivé une fois sur le plateau. J’étais encore enfant quand mon père me l’a raconté. On trouve des descriptions de cet évènement dans des sources très anciennes. Leurs auteurs rapportent que deux ou trois fois par siècle, des colonies de la race provençale se réunissent dans une vallée, à l’écart de toute présence humaine pour organiser une espèce de sabbat magique sous la lune, le bal des abeilles. On ne sait pas comment elles en décident, ni comment elles se communiquent le moment choisi ni le lieu, mais après tout, puisqu’elles ont inventé un langage, rien n’interdit à leur instinct de programmer leur fête un jour de pleine lune. Je suis ravi que ce soit arrivé ici.

                Bien entendu nous l’étions autant que lui. Cependant l’élevage de Muriel commençait à bourdonner d’impatience, il était temps de s’en occuper. Nous repartîmes dans la pente en poussant nos deux ruches qu’Humbert avait arrimées sur une grande brouette. En haut le bal avait pris fin. Les étoiles luisaient dans un ciel transparent. Tandis que la lune glissait sur l’horizon chaque colonie devait se presser de regagner son refuge avant l’aube.

                  Sur place Muriel disposa solidement ses deux maisons sur un bâti de poutres, face au soleil levant.

  -   Voilà le moment décisif de la transhumance dit-elle. Il faut ôter les caches en bois le plus vite possible et s’écarter. En principe les ouvrières ne vont pas sortir en reconnaissance avant les premiers rayons, mais les abeilles chargées de la protection ont sans doute été excitées par le voyage, l’abeille provençale est assez agressive.

                Et ça n’a pas manqué. L’accès à la ruche à peine entrouvert un groupe de guerrières excitées se précipita au devant de tout ce qui bougeait. Fuyant, je reçus un bon nombre de piqûres, Muriel, mieux protégée fut davantage épargnée.Heureusement Humbert disposait d’un baume souverain qu’il prodigua sur mes meurtrissures. Nous étions vannés. Il nous proposa sa chambre d’amis, un dortoir doté de vieux lits jumeaux disposés dans un ancien grenier à foin en haut de sa maison, ouvert au grand air comme c’était d’usage dans l’habitat des fermes d’altitude pour garder la récolte de foin au sec.

             Ce qui fait qu’au lever du jour, un soleil éclatant illumina notre réveil. La nuit avait été trop courte, je me levai fourbu. Muriel souriait dans le lit voisin, teint de sportive à peine altéré par son coucher tardif, regard alerte.

  -  J’attendais que tu te lèves. Viens, on va voir les abeilles d’Humbert.

               Je les avais manquées la veille. Au niveau de la terrasse en terre battue, légèrement à l’écart de la maison, cinq ruches de paille étaient édifiées, portées par de simples piquets plantés dans le sol. Les abeilles tournoyaient en nombre autour de leur demeure rustique.

  -  C’est comme au Moyen-âge. Humbert doit être le dernier apiculteur à faire du miel de cette manière. Comme il n’y a pas de cadres, les insectes construisent eux-mêmes les rayons. Les mœurs de ces abeilles sont proches de celles de leurs cousines sauvages. On ne touche pas les ruches jusqu’à la récolte, elles se révolteraient.

  -  Mais comment on récupère le miel ?

  -  C’est l’inconvénient de la méthode. On brûle la paille pour tuer les abeilles et prendre leurs réserves. On ne garde qu’une ou deux colonies intactes pour faire des essaims l’année suivante. Il y a peu de miel mais il est excellent, Humbert ne le vend pas, c’est pour  sa famille.

  -  Eh bien. J’espère qu’elles ont fait la fête cette nuit, la plupart ne verront pas le prochain printemps.

            Autour de la table en bois sur laquelle il avait servi du café agrémenté de son miel extraordinaire, Humbert confirma la règle de l’espèce.

  -  De toute manière leur durée de vie est si brève que seules les dernières nées avant le froid survivent à l’hiver. C’est sans doute le cas depuis leur apparition, il y a soixante mille ans.

              La loi des abeilles. On ne peut rien y changer.

 

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